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dimanche 5 janvier 2020

Critique littéraire de Xura

Suite à la récente publication de mon ouvrage Xura en roumain, une remarquable critique (couplée avec celle d'un autre livre paru également en Roumanie) vient d'en paraître dans la revue roumaine Contemporanul. J'en remercie chaleureusement l'autrice, Maria-Ana Tupan, mais tout autant Amalia Achard, traductrice de Xura en roumain, qui a traduit cette critique en français à l'attention de mes lecteurs francophones...


Le Moyen Âge… non-fortuit

Sous le prétexte de la participation à un pari de Fabienne, destiné, en fait, à un courtisan non-convoité par un désir de solitude et de méditation sur les sens de l’histoire qu’il étudie, Ralf s’engage à vivre esseulé dans une cabane… Ceci n’est pas encore un commentaire de la populaire pièce de Romulus Guga de 1984, mais le schéma rhétorique de l’association du temps présent et d’une époque révolue - au but de satiriser le premier, utilisé par Sonia Elvireanu et Stellamaris (Michel Chevalier) dans deux livres récents de prose spéculative -, est le même. Guga écrivait, un an après l’apparition du roman La honte, de Salman Rushdie, qu’au fanatisme religieux dont l’auteur était tombé victime, s’ajoute également l’amendement par l’adoption du calendrier islamiste Hégirien.

L’oscillation incertaine entre deux cadres temporels, deux compositions sociales historiques entre réalisme et remplissage des lacunes de l’historiographie d’éléments de fantaisie, sont des paramètres de discours du réalisme magique, catégorie dans laquelle s’intègre Le brouillard de Sonia Elvireanu, pendant que Xura, écrit par Michel Chevalier en tant qu’auteur principal, est une méta-fabulation: broderies épiques et lyriques autour de l’univers fictif de H. P. Lovecraft dans Les contrées du rêve.

Les deux narrations invoquent les forces rédemptrices de la croyance en un ordre des valeurs qui pourraient être le Graal de la société contemporaine dégénérée politiquement et éthiquement, gangrenée par les drogues, par les vices, par les conflits absurdes et saignants. Dans le monde réel, tout geste semble avoir perdu son efficacité. Ce ne sont pas les héros qui manquent, comme le craignaient les philosophes de la déchéance de l’Occident le siècle dernier, mais c’est la faute de l’insensibilité et de la médiocrité du climat d’opinion. Il n’y a pas longtemps, un missionnaire approcha une île de l’océan Indien peuplée par des sauvages, muni de ces mots: « Jésus vous aime ». Il fut abattu à coups de flèches… Saint Sebastien ne fit rien de plus, mais le monde dans lequel il vécut avait le sentiment du sublime ou du tragique qui donna naissance à un culte. Dans notre monde à nous, le jeune fut perçu comme sous-développé mental et la police rédigea un dossier pénal contre le passeur qui le transporta vers l’île…

Autrefois, le Marquis de Sade disait que, dans le contexte des horreurs de la Révolution Française, seul l’appel à l’enfer et au surnaturel rendait encore possible la littérature. L’accoutumance aux horreurs de la réalité rend maintenant le réalisme impossible…

Les écrivains feront donc appel à la fantaisie et au musée imaginaire de toutes les histoires de l’humanité versées dans le langage des arts divers. À la place des mythes de la modernité – l’impérialisme civilisateur, la victoire de la science concrétisée dans la technologie, la prospérité matérielle, phalanstères et autres foyers collectifs – devenus réalités dignes plutôt des projets dystopiques, les narrateurs se réfugient dans le Moyen Âge – non pas dans celui fondamentaliste, politique ou religieux – mais dans ses narrations qui, même alors, se trouvaient en plein contraste avec la réalité. Les balades des troubadours de Provence et les balades celtiques de Grande Bretagne sur les chevaliers et les dames ont nourri également l’imaginaire de Michel Chevalier qui avait quitté cette première région pour s’installer à Brest, où il a fondé la Maison d’éditions Stellamaris. (C’est d’ailleurs sous ce pseudonyme que ses publications apparaissent tout comme, selon la mode médiévale, la « France » représentait à la fois le pays et le roi). Empruntant chez Lovecraft le modèle d’un univers onirique gouverné par les démons du mal, Chevalier « l’encitoyene » par des modèles et schémas rhétoriques européens. La narration est attribuée à un auteur multiple par Stellamaris en tant que coordonnateur de jeu et, selon un scénario schématisé par lui, quelques collaborateurs qui interprètent les rôles et qui constituent donc tout autant de centres de consciences et de voix. Mais l’homogénéité stylistique nous laisse plutôt croire lire les histoires de Boccace racontées par un groupe présumé d’aristocrates réfugiés hors de Florence par crainte de la peste qui dévastait la ville. Les poèmes intercalés développent l’intrigue dans une variété de schémas prosodiques pratiqués dans la littérature médiévale: la balade, le rondel, le péon (mètre « antique » associé au dieu guérisseur Apollon), le sonnet.

Le malheur de la vie de famille, l’échec, la souffrance physique causée souvent par les drogues, déterminent un personnage, Alwena, à chercher refuge dans les rêves – induis par une herbe hallucinogène – où elle découvre une autre contrée, fascinante. Elle ignore que celui qui la corrompt est un démon qui réussit ainsi à se servir de son corps et de sa voix pour tenter de pénétrer le monde des terriens. Son frère, son bien-aimé et son amie partent à sa recherche, le cercle affectif de la famille semblant être le dernier oasis où pourrait commencer la refonte spirituelle et morale de l’humanité. Les aventures étranges, ressemblant par endroit aux pérégrinations de Gulliver – car le paysage et les personnages rencontrés sont allégorisés – finissent, évidement, par la victoire du bien. Alwena se fait kidnapper, comme dans les romans chevaleresques, et ce ne sera pas un chevalier en armure luisante qui la sauvera mais Héléna, une jeune fille restée infirme suite à un accident dû à la consommation de drogue, mais dont le cœur déborde de sentiments généreux. Elle est le féminin éternel qui, en choyant l’ego de Xura – le démon qui veut détruire l’humanité – le délivre de la haine et lui fait sentir les bienfaits de la substitution des sentiments négatifs par la bonté et l’amour de la paix. Une femme prend la place du chevalier intrépide parti pour un voyage plein de dangers pour trouver le remède et la guérison – non pas d’un roi malade, comme dans Parsifal, mais de l’amie, la bien-aimée et la sœur Alwena qui gît dans le comma. Plus encore, le nom du plus important personnage de l’amour et des aventures de la Cour, Arthur, est ici prêté à une créature hybride et vampirique, une sorte de Charon des redoutables contrées de Xura.

Héléna n’a pas à affronter des dragons ou d'autres créatures terrifiantes, mais Xura, le démon des faiblesses de l’esprit. Il espère détruire les humains en faisant d’eux les proies de leurs propres faiblesses et vices. Affronter le mal par l’intérieur, par chaque individu, est la clef du sauvetage de l’humanité entière. Douter de soi est le mal suprême. Kristen, le frère d’Alwena, craint que Xura les utilise comme portail vers les gens et propose que tous les trois se suicident. Héléna lui répond, par un poème intitulé Folie, que la tentation de la mort se doit d’être rejetée car elle est un labyrinthe inconnu. La contrée de la mort d’où personne n’est jamais revenu, est également évoqué dans l’Antigone de Sophocle, dans les écrits de Montaigne, dans Hamlet… Héléna, handicapée physiquement, mais sage, usurpe de tels positions de la parole sapientiale masculine.

Lu, sans aucun doute, avec avidité par le public immuable de la littérature fantastique, le livre paru cet année aux Éditions Fides dans la traduction d’Amalia Achard et sous la supervision de Ionuţ Caragea, sera dégusté aussi par les lettrés attirés par la subtilité des jeux intertextuels, par les transformations de quelconques modèles célèbres selon un certain algorithme et avec la finesse d’un synthétiseur de son. […*]

Maria-Ana Tupan

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* Par la suite, le critique Maria-Ana Tupan fait référence au roman "Le brouillard", de Sonia Elvireanu, que le lecteur Français n'a pas (encore) la possibilité de lire. C'est pourquoi je ne traduis pas cette partie de l'article (qui ne ferait que susciter l'envie, sans pouvoir la satisfaire; espérons qu'il sera un jour traduit et publié en France).
Amalia Achard.

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