Amalia Achard nous offre une magnifique critique littéraire des Seins de l'Amante, de Timba Bema, ouvrage qui a reçu le Grand Prix Littéraire d'Afrique Noire 2018
Les seins de l'amante
« L’Afrique doit redevenir l’Afrique » - Molefi Kete Asantei
Au rythme d’un ballet féerique de vers plus enivrants les uns que les autres, ce récit élégiaque confesse des souffrances et des tourments, ainsi que leur causalité dont le héros prend conscience au fur et à mesure, puis pleinement en fin du récit, comme un résultat d’introspection anthropologique. « Les seins de l’amante » devient ainsi prétexte pour des questions identitaires.
L’amante le quitte ayant pressenti le changement, la désertion de ce que son amoureux se devait d’être en tant qu’Africain.
« Ce soir-là, elle entendit la voix de ton corps, elle le vit dans sa sinistre réalité »
« Ces mêmes seins qui t’avaient révélé combien tu étais en dehors
En dehors de toi-même »
Le traumatisme émotionnel qui l’afflige, le pousse à des agissements immédiats afin de ramener son amante et sauver un amour indispensable.
Il réclame les ailes de l’espoir. Des ailes censées le porter vers son désir, mais quand celles-ci se révèlent impuissantes, il les abandonne et les piétine…
Les seins éclatés de l’amante représentent les rêves brisés.
Elle s’éloigne, l’espoir s’éteigne, l’oubli s’impose alors comme pommade cicatrisante de la blessure, et pour y arriver à l’oubli, il recourt à l’alcool.
Une suite d’éventements malencontreux s’enchaîne en parallèle avec une continuelle remise en question, un retour à la mémoire oubliée et peut-être même niée, et vers une recherche de compréhension.
Le désir de connaître ses origines recouvre le besoin de mieux déterminer ses repères, de se positionner face à soi-même et d’expliquer la façon dont nous sommes perçus.
Nous avons toujours tendance à nous identifier à quelqu’un ou à quelque chose. Quand aux africains, ils eurent la fantaisie de s’identifier, en tant qu’esclaves - à leurs maîtres, en tant que colonisés - à leurs colonisateurs.
Le poète nous révèle s’être laissé imprégné de la civilisation venue par l’Atlantique « le passage de tous les passages […] vers l’oubli tant espéré » mais qui, hélas, « enfermait le malfaisant ».
L’identification – un ensemble donc d’hérédité biologique et d’héritage familial, social et civilisationnel – trace la frontière entre le soi et les autres, mais ne peut pas se penser sans la prise en compte de l’altérité.
Nous revendiquons et espérons toutefois un rapport de corrélation, ignorant les risques de déceptions que contiennent ses attentes.
« On imite le fort et tôt ou tard on devient soi-même fort c’est ainsi que le monde marche
depuis la nuit des temps »
« Car le fort est forcément le meilleur, sinon pourquoi nous a-t-il donc défait ?
[…] tu accaparas la peau du fort et tu la revêtis
[…] tu ignorais désormais comment on fait le feu
Pourtant ton corps te lançait des signes… »
Nos origines pèsent autant sur le présent que sur le devenir, et ce n’est pas évident à la fois d’être et de devenir la personne qu’on se souhaite.
Tout ce que nous ayons à faire est que nous soyons et restions nous-mêmes, car à tout moment et en toutes circonstances, l’origine nous poursuit à la trace, et lorsque nous cherchons à lui échapper, nous risquons de perdre en route notre propre être.
Or, c’est ce que semble regretter Timba Bema dans son poème :
« Tu fuyais dans la direction opposée au cours de l’histoire […] manquais du courage »
« Devant cette porte
Du non-retour
Tu t’accrochais désespérément à ces seins
Désormais le seul lien avec toi-même »
Le lait des seins de la maîtresse que le poète rêve de boire encore, ne rappelle-t-il le lait maternel ? C’est à dire, ne revient-il encore et toujours aux origines ?
Lorsque la prise de conscience, comme une révélation, surgit de l’abîme de l’oubli, le héros accepte l’évidence du retour à soi-même, le sauvetage de ce qu’il fut « au premier matin du monde / Après l’éclosion de l’œuf primordial » :
« Maintenant tu sais ce qu’il te reste à faire
Retourner vers ce passé que tu avais longtemps fui »
Connaître et reconnaître l’erreur, peut s’avérer douloureux, et demande du courage et de la détermination pour tenter sa correction.
« Alors souffre
Souffre de te relever sur tes pattes arrière
Souffre
De voir enfin dans ta nudité profonde »
Cheikh Anta Diop explicitait le concept de « Renaissance africaine » en ces termes (1948) : « la conscience historique africaine, fortifiée par la connaissance approfondie et autonome de tout le passé culturel africain ; le dialogue fructueux des Africains avec leurs propres héritages culturels, danses, musiques, littératures orales et écrites, valeurs esthétiques, valeurs sociales ; langues africaines ; la nouvelle créativité des Africains dans le monde d’aujourd’hui où il s’agit non seulement de « recevoir » mais aussi de « donner », de « participer », de « construire », d’« agir ». »
Et le professeur Molefi Kete Asantei, qui est l’un des prolongateurs de l’œuvre de Cheikh Anta Diop, rappellait avec force :
« L’Afrique n’a pas pour vocation de devenir l’Europe. L’Afrique doit redevenir l’Afrique. »
Après s’être débattu dans une « solitude d’avec son histoire », le poète finit par entendre la voix de son corps qui le suppliait « de fuir la mauvaise vie et de rejoindre la bonne ».
Je tiens à féliciter le poète Timba Bema autant pour le sublime des vers, que pour le message qu’il transmet à travers « Les seins de l'amante ».
Amalia Achard
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