Afin de vous occuper pendant les longues heures de confinement dues au coronavirus, nous avons décidé avec l'auteur de vous offrir en feuilleton un roman illustré à paraître dans les semaines suivant le retour à la normale, Le journal du Nightstalker. Cet univers sera également couvert par un jeu de rôle en préparation aux Editions Stellamaris.
Les publications se feront au rythme d'un chapitre tous les deux jours.
Voici le trailer que l'auteur a réalisé pour ce roman :
Et ce qui précède
J’ai longtemps pensé que seul le chien de l’Enfer avait pu sortir des abîmes, mais je me trompais. Lucifer n’était pas du genre à laisser les choses au hasard. Depuis longtemps il envoyait des démons sur Terre afin de suggérer aux êtres humains de passer du mauvais côté. Certains étaient plus durs à convaincre que d’autres. Je pensais que pour mon frère, tout ceci n’était qu’un jeu, l’ultime affront qu’il pouvait faire à Père : puisqu’il ne pouvait influer sur le Paradis, il tentait de corrompre les hommes sur Terre. J’avais vu des démons chuchoter de mauvaises intentions à vos oreilles. Partout où je pouvais baisser les yeux, il m’était possible d’en voir. Il me fallait réagir au plus vite.
Ils ne sont pas comme vous pouvez les imaginer, horribles avec des cornes ; d’apparence, ils sont comme vous. Ils se sont très bien insérés dans la société. Certains font peut-être partie de votre cercle d’amis. Infiltrés un peu partout, ils n’ont eu aucun mal à s’adapter à votre monde : il leur suffit de posséder l'un de vous.
Au final, le chien de l’Enfer avait au moins servi à m’ouvrir les yeux sur une partie des plans de Lucifer. J’étais décidé à intervenir pour enrayer ce cancer qui vous dévorait l’âme. Les démons de basse classe étaient faciles à vaincre. Je devais simplement les exorciser en posant une de mes mains sur leur front et les bénir, afin d’extraire le démon sans blesser l’enveloppe charnelle. C’est un des privilèges des anges. Pour les plus résistants, je devais me battre contre eux pour les affaiblir, et ensuite les exorciser. En quelques semaines, le nombre de démons diminua fortement. La peur que j’inspirais à ceux de classes inférieures devait forcément jouer en ma faveur. Toujours en agissant dans l’ombre et sans éveiller vos soupçons sur l’existence des démons et des anges, je les combattais.
Les semaines passèrent et les moments d’accalmie étaient de plus en plus nombreux. Les rats grouillaient dans la bâtisse qui me servait d’abri. Je ne les en empêchait pas : ce n’étaient que des créatures qui, tout comme moi, cherchaient un refuge. Certains s’approchaient de moi tout en restant méfiants. Je profitais du temps de repos qui m’était accordé car Lucifer n’en resterait pas là, j’en étais certain. Il s’était toujours considéré comme l’enfant incompris qui avait raison de pousser son Père à bout. Il avait toujours été colérique et imprévisible, donc je m’attendais à un retour de flammes. Il m’était toujours difficile de me dire que je devais combattre celui qui, un jour, avait été un de mes frères.
Je me souviens de la traque d’un démon de classe inférieure nommé Sarks. Il avait couru pour m’échapper après avoir agressé une jeune fille. Nous nous étions battus brièvement. Après quelques coups échangés je l’avais saisi par le cou et l’avais soulevé pour accomplir l’exorcisme et, à cet instant, il s’était adressé à moi avec un sourire moqueur.
— Tu ne nous arrêteras pas. Tu ne pourras nous battre, mais mon Maître y réussira. Lucifer a un plan bien plus grand en ce qui te concerne. Tu penses sincèrement qu’il va te laisser lui mettre des bâtons dans les roues ? Il était là bien avant que tu ne descendes. Il était là avant nous. Ce n’est pas un petit ange qui défiera le Dieu des Enfers. Souviens-toi de Thalis.
J’avais relâché légèrement ma prise en entendant le nom de Thalis. L’écho de ce dernier fit resurgir une foule de souvenirs de mon passé lointain, quand j’étais encore là-haut. Je reportai mon attention sur le démon et l’exorcisai puis m’en allai, laissant l’humain dépossédé reprendre ses esprits. Quelle était l’idée de Lucifer ? Voulait-il vraiment relâcher Thalis ?
Mes souvenirs à son propos revenaient, plus clairs et plus précis. Lors de la Grande Guerre, les anges s’étaient séparés en deux camps, celui de Père et celui de Lucifer. À cette époque, je n’étais pas au courant des raisons qui avait engendré ce conflit ; tel un fils fidèle, je n’avais pas remis en cause la parole de Père. Chacune des factions possédait des généraux : de notre côté il y avait Michael et Gabriel et, de l’autre côté, il y avait Thalis et Azazel. Thalis était surnommée “la Désolation” ; elle tua un grand nombre de nos frères. Elle paraissait toujours très calme et pourtant nourrissait un sombre penchant pour le chaos et la destruction mais, au cœur de la bataille, Lucifer l’envoya dans un guet-apens pour assurer sa retraite. Thalis se retrouva alors seule contre plusieurs anges. Père ne voulant pas tuer ses enfants, il nous demanda d’enfermer les anges rebelles dans les geôles du Purgatoire. Après une lutte acharnée, je réussis à l’emprisonner et elle jura de se venger de Lucifer et de moi-même.
Pourquoi voulait-il la relâcher alors qu’elle le haïssait autant que moi ? Sans doute cherchait-il à créer la confusion et, si elle pouvait m’anéantir par la même occasion, c’était d’autant mieux pour lui ; mais elle pouvait également se retourner contre lui. Je devais sérieusement le gêner, voire le mettre en colère pour qu’il en arrive à une telle extrémité.
Que devais-je faire ? Je ne pouvais me résoudre à partir à la recherche du Purgatoire. Lucifer savait que j’étais ici, il aurait frappé la Terre pendant mon absence ; mais je ne pouvais pas attendre et le laisser faire.
Lors d’une de mes patrouilles nocturnes je fus interrompu par un rire féminin très agréable. Elle était assise sur le bord du toit. Ses cheveux rouge foncé volaient dans l’air. C’était une nuit de printemps assez douce, une brise soufflait légèrement. Elle me regardait derrière son masque aux contours brodés de fine dentelle noire ne couvrant que le contour de ses yeux émeraude. Habillée de façon très “époque victorienne”, elle portait un corset noir et mauve à lacets ainsi qu’une jupe noire ; un modèle court sur le devant et long à l’arrière. Deux jarretières noires ornaient ses longues jambes. Elle se leva, gracieuse, en prenant appui sur son ombrelle de dentelle noire.
— Y a-t-il un visage sous cette sombre capuche ? demanda-t-elle avec malice.
— Qui es-tu ? Rétorquai-je.
— Miss Ombrelle, un subtil mélange entre grâce et féminité. C’est sûrement toi qui fais tout ce remue-ménage depuis quelques mois dans les garnisons de Lucifer. Je dois dire que j’admire ton travail. Je ne comprends pas tes motivations, mais ton style “ténébreux” me plaît énormément. Cela a du charme, je dois l’avouer ; et, en plus, ce côté mystérieux…
Pendant qu’elle me parlait, elle tournait autour de moi pour m’inspecter. Plus elle me regardait, et plus je lisais dans ses yeux : « Me sera-t-il utile ou non ? » Je n’arrivais pas à cerner qui elle était, ce qu’elle faisait là et surtout, de quel côté elle était. Elle n’avait rien d’un démon et encore moins d’un ange. Elle vint se blottir contre moi, essayant de voir mon visage ou mes yeux, mais sans succès. Elle avait un côté tendre et enfantin, mais aussi piquant et déstabilisant. Je sentis mon corps tressaillir au contact du sien. Je ressentis un sentiment indéfinissable, au fond de mon âme, comme si on la touchait du bout des doigts. Un contact chargé de tendresse. Apparemment, elle était douée pour obtenir ce qu’elle désirait. Son regard doux et chaleureux devait en faire fondre plus d’un. Mes bras, le long de mon corps, ne bougèrent pas malgré son étreinte. Je n’arrivais pas à savoir ce que j’étais censé faire. Puis, elle fit un pas en arrière, me tira la langue avec espièglerie et fit un petit clin d’œil.
— Alors ? Tu ne laisses personne voir ton visage ? demanda-t-elle avec un léger agacement. Enfin, peu importe. Je vois que tu n’es pas bavard… je crois que je vais te laisser et reprendre ma route. Nous avons un ennemi commun, il est possible que nos chemins se croisent à nouveau.
Je fus interloqué par sa réaction changeante, comme si le moment de tendresse n’avait été qu’une façon de m’atteindre. Que ressentaient les gens amoureux qui se blottissaient l’un contre l’autre ? J’avais pu vous observer mais sans jamais comprendre. L’amour naissait-il d’un phénomène chimique ou seulement de votre cœur ? Ou était-ce simplement votre peur de la solitude ? Son regard espiègle se voila légèrement, trahissant son malaise. Je sentis un frisson me parcourir.
— Pourquoi me fixes-tu ainsi ? me demanda-t-elle.
— Je ne comprends pas encore certaines de vos réactions, ni même comment je dois réagir par rapport à certaines situations, répondis-je perplexe. Vous semblez tous désireux ici-bas de trouver cette personne avec qui vous vivrez, vieillirez et mourrez. L’amour est un sentiment humain que j’ai du mal à saisir.
— Nous sommes humains ; nous sommes parfois illogiques. L’amour est illogique, il vient du plus profond de nous, de cette partie de notre être qui vibre pour une personne, parfois la mauvaise, et qui implique de faire des choix assez difficiles. Tu ne pourras comprendre l’amour qu’en étant toi-même amoureux, mon cher ange.
Au fur et à mesure qu’elle parlait, elle reculait vers le bord du toit. Sur sa dernière phrase, elle me sourit puis fit un pas en arrière pour tomber dans le vide. Je me précipitai pour la récupérer, mais elle avait disparu. Je sentais toujours son parfum dans l’air… mais elle n’était plus là. Qui était-elle ? Cette question tourna dans mon esprit et un flot d’hypothèses m’assaillit. Même le poids de la menace représentée par Thalis perdait peu à peu en consistance face à cette nouvelle intervenante. Elle connaissait le danger que représentait Lucifer ainsi que l’existence des anges. D’où tenait-elle tout ça ? Quel était son but ? Et qui servait-elle ? Pouvais-je avoir confiance en elle ? Trop de questions et si peu de certitudes… Un nouveau joueur prenait place sur cet échiquier géant. Allié ou ennemi, je ne savais pas encore, mais une chose était sûre : la venue de Thalis était proche.
J’étais assis au sommet du clocher de l’église Sainte-Carine. La nuit était sombre, la pluie tombait doucement sur moi. Je levai la tête vers le ciel, espérant que Père ou l'un de mes frères puisse me voir, mais je savais pertinemment que j’étais seul ici. Les lumières de la ville brillaient au-dessous de moi, s’étirant jusqu’à l’horizon, comme un tapis d’étoiles. Les amoureux couraient ensemble pour s’abriter tandis que les gens seuls marchaient comme s’ils ne sentaient pas la pluie. Le temps semblait s’écouler avec une certaine sérénité, comme si ces moments étaient suspendus dans le temps. Les choses n’allaient pas rester ainsi longtemps.
Du haut du clocher, je sentais que Thalis n’était pas loin depuis qu’elle avait été relâchée du Purgatoire, quelques jours plus tôt. Je savais qu’elle ferait tout pour assouvir sa vengeance envers Lucifer et moi. Une porte menant à sa prison était dissimulée dans la cave d’une maison du quartier résidentiel en construction de la ville. Les portails d’accès ne pouvaient s’ouvrir qu’en étant actionnés par des interrupteurs runiques cachés, une brique à déplacer, un dessin à tracer, une incantation à réciter… Sur le chantier, la construction d’une multitude d’habitations identiques avait été arrêtée pour des raisons inconnues. Elles disposaient toutes d’un même jardin sur le devant et d’un bout de terrain derrière la bâtisse. La maison concernée était en feu. Alerté par la sensation qu’un autre démon arrivait, je m’étais précipité. J’arrivai malheureusement trop tard. Je ne trouvai que les corps calcinés des sbires de mon frère autour de la maison. Ces derniers avaient dû être chargés d’ouvrir la porte à Thalis. Je rentrai dans le bâtiment en flammes et je cherchai un indice pour comprendre ce qu’il s’était passé mais, à travers la fumée épaisse et brûlante, je ne distinguai rien. Cependant, une main se posa sur mon épaule et me fit faire volte-face. Je me retrouvai face à Thalis. Elle ne touchait pas le sol ; elle flottait à quelques centimètres du plancher. L’incendie projetait sur elle un halo aux couleurs flamboyantes. Ses ailes étaient déployées : une aile de démon et une aile d’ange. Elle en avait perdu une pendant la Grande Guerre. Lucifer la lui avait remplacée par une démoniaque. Elle n’avait pas changé durant toutes ces années au Purgatoire. Sa beauté était toujours remarquable, mais dans ses yeux on ne lisait que la colère et la frustration. Ses longs cheveux blancs flottaient derrière elle. Sa main lâcha mon épaule pour doucement remonter à ma nuque comme une caresse.
— Tu caches ton visage, mon jeune ami, mais je sais que c’est toi. Toi, qui m’as enfermée dans cette prison, il y a si longtemps.
— Je n’ai fait que ce qui était nécessaire pour Père et notre camp, répondis-je calmement avec conviction.
— Oh oui ! Dans ta bonté, tu ne m’as même pas tuée. Tu m’as oubliée dans le Purgatoire. Rassure-toi, je n’ai rien contre toi… du moins pour l’instant. Lucifer m’a relâchée pour que je t’anéantisse, mais je ne lui ferai pas ce plaisir, pas de son vivant…
À ces mots, je ressentis une douleur intense irradier dans mes côtes. Le souffle coupé, je baissai les yeux et découvris le poing de Thalis enfoncé dans mon torse. Elle me regardait avec un sourire teinté de folie. Elle s’approcha de mon oreille et me souffla : « D’abord Lucifer, ensuite toi ». Directement après, l’impact du coup me propulsa en arrière et je finis ma course dans le mur derrière moi.
Lorsque je repris connaissance, j’étais dehors, allongé face aux cendres de la maison et Thalis avait disparu. Je me lançai à sa recherche, mais ce ne fut que quelques jours plus tard que je pus retrouver sa trace. Un entrepôt, contrôlé par des laquais de Lucifer, avait explosé aux abords de la ville. De nombreuses victimes étaient à déplorer, aussi bien humaines que démoniaques. Je savais qu’il ne pouvait s’agir que de l’une de ses œuvres. Je ne pouvais pas la laisser continuer. Sa rage et sa colère tueraient des centaines d’innocents. Elle n’avait que vengeance et haine en tête et ne s’arrêterait qu’une fois satisfaite.
Les souvenirs s’agitaient dans ma mémoire lorsqu’un rire m’interpella. Une jeune enfant riait à gorge déployée en levant les yeux au ciel. La pluie avait cessé, mais à sa place tombait de la neige. J’en avais vu maintes fois du Paradis, mais je n’avais jamais pu la sentir. Je tendis la main afin de saisir quelques flocons. Je serrai le poing en le ramenant vers moi, mais en l’ouvrant ils s’étaient transformés en eau. Un trésor qui ne pouvait être possédé. La neige tombait de plus en plus, semblable à un voile blanc se posant sur la ville. C’était froid, très froid, mais très beau. Elle commençait à s’accumuler sur le toit. Dans la rue, des enfants jouaient en se lançant des boules de neige qu’ils façonnaient de leurs mains. Les rires emplissaient mes oreilles, c’était un spectacle touchant. Au bout de quelques heures le toit fut recouvert d’un tapis blanc, immaculé, pur. Cette vision était prenante. Je me redressai et laissai la neige, accumulée sur mon manteau, tomber du toit. Je me mis en route vers un endroit où m’abriter. Je me déplaçai sur les hauteurs en gardant un œil ouvert sur la possibilité de croiser Thalis. En passant dans un quartier assez sombre aux abords de la ville, je l’aperçus pénétrant dans un parking couvert, lancée à la poursuite de plusieurs personnes. Elle avançait lentement tandis que ses proies couraient, la peur au ventre.
Une fois qu’elle fut entrée dans le bâtiment, je la perdis de vue. La bâtisse était composée de quatre étages permettant à deux cents voitures de se garer. Je décidai d’y pénétrer à mon tour. Les murs étaient gris béton et le plafond blanc. Des néons jaunes clignotants servaient d’éclairage. De nombreux véhicules occupaient ce parking. Des bruits de pas ainsi que des voix paniquées résonnaient partout. J’avançais sans faire le moindre bruit afin de retrouver Thalis le plus vite possible, lorsqu’un hurlement retentit et se répercuta sur les murs froids. Un hurlement inhumain. Je continuai ma progression en direction des cris. L’étage inférieur était également rempli de voitures.
Au milieu de l’allée, un corps était allongé sous un tube néon qui clignotait. Je posai un genou au sol afin de l’examiner. Le cadavre avait été broyé et mutilé par une force incroyable. Le sang se répandait tout autour. Un son ressemblant à un craquement résonna un peu plus loin. Je me relevai et courus dans cette direction. Un trou dans le plafond menant au niveau supérieur venait d’être percé. Je sautai afin de m’y faufiler. Là, je vis Thalis tenant un homme en costume par le cou tout en l’interrogeant.
— La porte est ici, hurlait le captif paniqué. Je l’ouvrirai, mais ne me tue pas.
— Où est-elle ? demanda Thalis avec insistance et agacement.
— Sur le toit. À côté de la ventilation. Il y a un pentacle gravé sur une brique. En la pressant, le mur se transforme en porte menant sur l’Enfer. Voilà, je t’ai tout dit, laisse-moi partir maintenant.
— Tu ne me sers plus à rien, désormais !
Thalis ne lâcha pas sa prise, mais, au contraire, la resserra puis projeta sa proie en arrière alors que de sa main jaillissaient des arcs électriques. L’homme fut électrocuté. Des spasmes agitèrent son corps, et quand Thalis baissa la main, le corps de l’homme tomba lourdement sur le sol, fumant, les vêtements réduits en lambeaux. Elle leva la tête vers le plafond, mit son poing devant elle et sauta. Elle traversa les différents étages afin d’atteindre le toit plus vite. Je me ruai derrière elle et arrivai devant le trou qui traversait la bâtisse. Je m’y engouffrai à sa poursuite. Des empreintes de pas dans la neige tapissant le toit ponctuaient son passage. Je suivis ces traces du regard et aperçus Thalis près du bloc d’aération. Elle cherchait la brique. Je profitai de sa concentration pour courir vers elle et lui asséner un coup violent. Elle n’eut pas le temps de se retourner avant de toucher le sol.
— Tu fais des progrès, me dit-elle froidement en se relevant, mais ce n’est pas ça qui va me blesser, tu sais. Je t’ai déjà prévenu. Je t’anéantirai, mais attends ton tour.
— Tu ne blesseras plus d’humain, dis-je sèchement.
— Ces humains que tu protèges sont des esclaves de Lucifer. Ils m’ont indiqué une porte vers l’Enfer.
Pendant qu’elle me parlait, elle me tourna le dos et chercha la brique indiquant le passage. Elle s’arrêta après l’avoir trouvée et l’enfonça dans le mur.
— Admire par toi-même, me fit-elle.
Sous nos yeux, le mur commença à vibrer et de la poussière en tomba. Une partie du ciment changea de couleur pour s’illuminer de tons de braise, traçant les contours d’une porte. Celle-ci s’ouvrit pour donner accès à un monde qui semblait se consumer lui-même. Il y pleuvait des cendres en grande quantité. Sur ce toit enneigé, en pleine nuit, se révélait un monde derrière ce mur. Un monde de flammes et de tourments.
— Alors, tu me crois maintenant ? me demanda-t-elle.
— Est-ce l’Enfer ?
— Oui. Je vais aller y régler mes comptes avec Lucifer et après seulement, je viendrai m’occuper de toi.
— Tu ne devrais pas y aller. Lucifer tentera de t’anéantir comme il essaie de le faire avec moi.
— Je n’ai pas à me justifier devant toi, petit ange.
Avant que je puisse ouvrir la bouche pour répondre, elle courut vers moi et me frappa à plusieurs reprises. Je tentai de bloquer ses attaques avec mes avant-bras pour me protéger comme je le pouvais. Je répliquai dès que l’occasion se présenta. Je lui assénai une série de coups au visage. Elle recula d’un bond et se tint droite devant moi. Avec un sourire aux lèvres, elle cracha du sang dans la neige.
— Tu progresses, me fit-elle avec un grand sourire. Je vais devoir apprendre à me méfier de toi, sinon je pourrais être surprise.
Sur ces mots, elle bondit sur moi. Attrapant ma tête entre ses mains, elle me projeta au sol. Les dalles se brisèrent sous l’impact. Elle m’asséna un coup de pied directement dans les côtes, qui m’expulsa contre le bord du toit. Le muret se brisa sous le choc. Une gerbe de sang sortit de ma bouche, éclaboussant la neige autour de moi. Je me relevai pour contre-attaquer, mais en me redressant, je vis Thalis dans l’encadrement du passage menant vers l’Enfer.
— Ne te tracasse pas, on se reverra vite, me fit-elle. Je ne t’oublie pas.
Elle déploya ses ailes, sauta en arrière et s’envola à travers les braises. La porte se referma après le saut de Thalis. Je restai seul sous la neige qui tourbillonnait. Je tournai le regard vers le sang que j’avais craché. Ce sang qui souillait ce tapis blanc. Je ne savais pas quand elle allait réapparaître ni si elle arriverait à vaincre Lucifer, mais elle semblait déterminée et décidée à en finir. Au moins, le calme était revenu pour un moment. Je me dirigeai vers la cathédrale Saint-Luc, dans le centre, me postai sur une gargouille et admirai le ballet des flocons. La guerre ultime se rapprochait et il me faudrait bientôt descendre en Enfer moi-même mais à ce moment-ci, sous la neige, le monde semblait paisible et plein de promesses. Je me battais pour ces instants tellement rares et tellement futiles. Les flocons continuaient de virevolter devant les réverbères. Ils me faisaient penser à un ballet d’étoiles dansant au milieu des ténèbres.
Mémo du 11 octobre
Les publications se feront au rythme d'un chapitre tous les deux jours.
Voici le trailer que l'auteur a réalisé pour ce roman :
Vous pouvez lire cette histoire mise en page sur un site dédié créé par l'auteur, ainsi que sur une facebook dédiée. Je vous la présente ici sans mise en page.
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Voici maintenant le quatrième et dernier des regards croisés du deuxième livre de cette trilogie : le Nightstalker vu par Fate...
La publication en feuilleton des deux premiers livres de cette trilogie est désormais terminée. La trilogie complète va être publiée dans la semaine ; j'arrête donc là cette publication en feuilleton. Toutefois, je laisse cet ensemble en ligne.
III – Un grand pouvoir sommeille en lui
Je l’ai observé lors de la… diversion de Lucifer. L’ange devient de plus en plus fort et de plus en plus dangereux. Son combat contre le chien de l’Enfer l’a forcé à devenir plus fort. Ce dernier s’est montré comme un mentor, Lucifer n’aurait pas dû lui faire confiance, il n’était pas encore assez perverti, son humanité était encore trop présente. Il savait qu’il devait être arrêté. Leur combat n’a eu comme effet que la prise de conscience qu’il devait être stoppé d’une quelconque manière. Il s’est replié sur l’ange pour le tuer.
Malgré toutes ses épreuves, le petit ange n’a cessé de s’endurcir et de donner un sens à son combat mais, au moment où il a vu son amie mourir, il a changé. J’ai vu ses ailes de lumières se noircir. Il n’avait plus que de la haine pour le dévoreur de rêves. Malgré son pouvoir, ce squelette n’a pas été de taille face à la colère de l’ange. Il a été broyé, réduit en poussière. Je ne pense pas que le départ pour l’Enfer l’aide à gérer son pouvoir.
Lucifer le sait et cela l’inquiète. Il pourrait définitivement s’écarter du droit chemin et devenir comme Thalis : puissant, dangereux et incontrôlable. Gabriel n’est pas au courant de cette force qui sommeille dans son petit frère. J’ai peur que seul, il passe du côté sombre.
Je lui ai caché que la mort de Miss Ombrelle était inévitable. Cela fait-il de moi un monstre ? Un guerrier ne perd-il pas sa motivation au combat lorsqu’il en connait déjà l’issue ? N’est-il pas plus facile de se battre en ayant l’impression d’avoir de l’emprise sur les choses ? Mince est la frontière entre le mensonge et la vérité dans ces cas-là. Je ne considère pas mon action comme mauvaise, j’ai voulu le protéger et, au-delà de l’intérêt d’un avenir plus “clément”, j’ai essayé de ménager ses sentiments, d’éviter de le rendre encore plus instable et de l’affaiblir par des choses sur lesquelles il n’avait pas de pouvoir.
Je ne regrette pas mon choix d’ailleurs. De tous les futurs possibles, aucun ne se terminait bien pour elle, et il fallait qu’il se batte de tout son cœur. Finalement, elle a servi de déclencheur. Sa mort lui a permis de puiser en lui la rage nécessaire pour contrer Lucifer.
Les futurs sont sombres et flous. Je n’arrive pas à les discerner correctement, comme si quelqu’un m’en empêchait. Je ne sais pas à qui l’on doit cette intervention. À Père peut-être ? Est-ce là un signe de sa part ? Où est-ce simplement dû à la proximité grandissante de la fin des temps ? Mon rôle dans cette histoire semble devoir se terminer. Je quitte cette aventure temporairement sur un doute. Tout reste encore à faire. Le combat continue et l’Enfer est hors de ma vue. Tout dépend de la façon dont il gérera son pouvoir. Il n’est pas au bout de ses peines, et je crains qu’il ne soit pas de taille à affronter tout ça. Beaucoup d’épreuves l’attendent encore…
La publication en feuilleton des deux premiers livres de cette trilogie est désormais terminée. La trilogie complète va être publiée dans la semaine ; j'arrête donc là cette publication en feuilleton. Toutefois, je laisse cet ensemble en ligne.
III – Un grand pouvoir sommeille en lui
Je l’ai observé lors de la… diversion de Lucifer. L’ange devient de plus en plus fort et de plus en plus dangereux. Son combat contre le chien de l’Enfer l’a forcé à devenir plus fort. Ce dernier s’est montré comme un mentor, Lucifer n’aurait pas dû lui faire confiance, il n’était pas encore assez perverti, son humanité était encore trop présente. Il savait qu’il devait être arrêté. Leur combat n’a eu comme effet que la prise de conscience qu’il devait être stoppé d’une quelconque manière. Il s’est replié sur l’ange pour le tuer.
Malgré toutes ses épreuves, le petit ange n’a cessé de s’endurcir et de donner un sens à son combat mais, au moment où il a vu son amie mourir, il a changé. J’ai vu ses ailes de lumières se noircir. Il n’avait plus que de la haine pour le dévoreur de rêves. Malgré son pouvoir, ce squelette n’a pas été de taille face à la colère de l’ange. Il a été broyé, réduit en poussière. Je ne pense pas que le départ pour l’Enfer l’aide à gérer son pouvoir.
Lucifer le sait et cela l’inquiète. Il pourrait définitivement s’écarter du droit chemin et devenir comme Thalis : puissant, dangereux et incontrôlable. Gabriel n’est pas au courant de cette force qui sommeille dans son petit frère. J’ai peur que seul, il passe du côté sombre.
Je lui ai caché que la mort de Miss Ombrelle était inévitable. Cela fait-il de moi un monstre ? Un guerrier ne perd-il pas sa motivation au combat lorsqu’il en connait déjà l’issue ? N’est-il pas plus facile de se battre en ayant l’impression d’avoir de l’emprise sur les choses ? Mince est la frontière entre le mensonge et la vérité dans ces cas-là. Je ne considère pas mon action comme mauvaise, j’ai voulu le protéger et, au-delà de l’intérêt d’un avenir plus “clément”, j’ai essayé de ménager ses sentiments, d’éviter de le rendre encore plus instable et de l’affaiblir par des choses sur lesquelles il n’avait pas de pouvoir.
Je ne regrette pas mon choix d’ailleurs. De tous les futurs possibles, aucun ne se terminait bien pour elle, et il fallait qu’il se batte de tout son cœur. Finalement, elle a servi de déclencheur. Sa mort lui a permis de puiser en lui la rage nécessaire pour contrer Lucifer.
Les futurs sont sombres et flous. Je n’arrive pas à les discerner correctement, comme si quelqu’un m’en empêchait. Je ne sais pas à qui l’on doit cette intervention. À Père peut-être ? Est-ce là un signe de sa part ? Où est-ce simplement dû à la proximité grandissante de la fin des temps ? Mon rôle dans cette histoire semble devoir se terminer. Je quitte cette aventure temporairement sur un doute. Tout reste encore à faire. Le combat continue et l’Enfer est hors de ma vue. Tout dépend de la façon dont il gérera son pouvoir. Il n’est pas au bout de ses peines, et je crains qu’il ne soit pas de taille à affronter tout ça. Beaucoup d’épreuves l’attendent encore…
‒ Fate ‒
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Et ce qui précède
Livre 1
Non Serviam
« … et lorsque ses enfants s’entre-déchireront et que le guetteur tombera, le Père impuissant pleurera sans interruption, laissant un flot incessant se déverser sur sa création… »
Révélation de Metatron
I – Ma chute
Quand je ferme les yeux, je revois ma chute. Mon interminable descente, mon angoisse, ma peur et ma douleur. Mes ailes ne pouvant ni m’aider ni me ralentir. Ces visages humains qui défilent devant mes yeux et leurs expressions me sont étrangers. Je peux encore ressentir le froid parcourant mon corps à mon arrivée en bas, mes ailes déchirées et lacérées et la souffrance s’insinuant dans mon être.
Je devrais peut-être vous raconter comment j’en suis arrivé là. Ou plutôt qui je suis, et ce que je suis. Ainsi, comprendrez-vous mieux ce que je vous écris.
J’étais un ange au Paradis. Servant mon Père de la meilleure manière qui soit, sans me poser de questions. Un fils fidèle et aimant. Un de nos frères avait, des millénaires plus tôt, tenu tête à notre Père en réunissant une armée contre lui. Il était le plus beau d’entre nous et le plus proche de Père. Nous ne gagnâmes contre lui qu’après une bataille acharnée. Lucifer fut vaincu et condamné à l’Enfer et aux abîmes. Les pertes furent énormes dans nos rangs, j’avais vu mes frères mourir par la main de mes autres frères.
Après cette époque de confusion et de destruction, Gabriel m’entraîna. Pendant des siècles, il m’enseigna le combat et le dévouement à une cause. Nous vous protégions des assauts démoniaques envoyés par mon frère déchu. J’apprenais beaucoup en vous observant mais, au fur et à mesure des siècles, le doute s’installa en moi. Je ne comprenais pas pourquoi notre créateur vous laissait souffrir ou mourir inutilement. Certains de vous bafouaient la vie et d’autres la subissaient sans aucune justice ou morale. Cette incompréhension me rongeait. Plus le temps passait et plus ce questionnement s’emparait mon esprit. La douleur intérieure et l’incompréhension me rendaient complètement malade, si bien qu’en voyant que vous aviez le libre arbitre, le droit de choisir, je ne saisissais plus le sens de mon existence. Étais-je fait uniquement pour suivre les ordres ? Pouvais-je espérer autre chose ? L’obsession maladive de ces questions et ce mal-être me poussèrent dans l’abîme. Je n’avais plus aucune possibilité, à part celle de descendre. Un plongeon sans fin, un saut dans les ténèbres et l’inconnu. Je chutai du Paradis pour comprendre, pour trouver une solution. Pour “vivre”.
Durant cette chute, je vis défiler devant moi tous les sentiments humains. Au Paradis, les anges ne connaissent que l’obéissance, et voici que, finalement, de mon mal-être était née mon individualité. En me retournant pendant ma descente, je vis la lumière du Paradis s’éloigner de mon être, engloutie par le noir le plus total. J’avais tenté à plusieurs reprises de déployer mes ailes sans pour autant y arriver. J’entendis mes voix intérieures durant ma chute. Mes interrogations formulées à voix haute.
À quoi puis-je servir ? Les aime-t-il plus que nous ? Pourquoi les laisse-t-il souffrir ? Puis-je moi aussi avoir le choix ? Est-ce que j’existe ? Lucifer a-t-il eu tort ?
Ces voix se mêlaient dans ma tête. Et je chutais, encore et encore. Je crus que ma tête allait éclater sous la douleur. Des visions des champs de bataille et de Lucifer ne cessaient de défiler devant mes yeux. J’avais beau hurler et crier, le son s’arrêtait devant moi comme si les ténèbres avalaient chacune de mes paroles. À peine franchissaient-elles mes lèvres qu’elles étaient absorbées par le néant. Mon sang bouillonnait, mes muscles se crispaient et mes ailes semblaient se déchirer quand, soudain, le noir envahit tout. J’eus l’impression de flotter au milieu du vide. Ma douleur était toujours présente, je n’étais entouré que de ténèbres. Rien d’autre que l’absence de lumière la plus totale. Enfin une lueur apparut, je ne savais pas où j’étais. Ma vue était trouble, cependant la sensation de chute s’était estompée. Lorsque ma vision redevint plus claire, je découvris un autre monde : le vôtre…
La lumière provenait d’un lampadaire au-dessus de moi. J’étais allongé sur le sol froid et humide. Seul, au milieu d’une ruelle étroite et oppressante. Les bâtiments qui se dressaient autour de moi semblaient vouloir m’engloutir. Je sentais le sang chaud ruisseler de mon dos, là où mes ailes auraient dû être placées. J’étais nu et apeuré. Je m’étais relevé d’un bond, paniqué et perdu. Je tremblais… Mes bras, mes jambes… Tout mon être frémissait. Je trébuchai plusieurs fois, désorienté. Je cherchai où me cacher en titubant et me heurtant contre chaque obstacle. Le bruit qui m’entourait m’était étranger. Des hurlements mécaniques et des sons surnaturels rugissaient tout autour de moi. Je m’effondrai, submergé par ces nouvelles sensations. Je repris ma course, paniqué. Dans un coin isolé, à côté de poubelles, je découvris un amas de vieux vêtements. Je ramassai de quoi me vêtir : un pull noir délavé à la capuche assez large, un pantalon noir, des chaussures et un vieil imperméable en cuir déchiré. Malgré l’humidité du tissu, je les enfilai. Ce ne fut qu’en continuant ma progression que je découvris un immeuble ouvert et abandonné. Je me glissai à l’intérieur et me calai dans un coin. La bâtisse était délabrée, comme si on l’avait volontairement détruite de l’intérieur. Il ne restait que du béton et les piliers des fondations. Des bâches volaient au gré du vent, produisant un claquement agressif et désagréable. Cachant la vue de ce monde derrière mes avant-bras je restai en boule, attendant quelque chose sans savoir quoi.
Je m’abritai là pendant des jours, regardant le ciel changer de teinte uniquement au travers des planches fendues qui condamnaient les fenêtres du bâtiment. J’observais les ombres se déplaçant sur les murs de cette ruine qui me servait de refuge. Je n’osais ni me mouvoir ni émettre un son. Dès que je fermais les yeux, je revoyais cette chute et ces moments horribles ; aussitôt je me réveillais en sursaut, comme si je sortais d’un cauchemar. Voilà l’histoire de mon arrivée sur Terre.
Je ne me suis jamais vraiment posé de question sur le bien-fondé de mon action, ni même sur ce que Père pouvait penser de ma décision. D’ailleurs, à ce moment-là, c’était le dernier de mes tracas. J’étais persuadé de ne pas avoir eu le choix. Venir sur Terre était la seule alternative. S’il en existait une autre, je n’avais pas été capable de la trouver. La peur, le mal-être et la douleur avaient dévoré mon esprit et ma raison… Pouvait-on m’en blâmer ?
Au bout de quelques semaines de réclusion, j’avais pu m’accoutumer aux bruits extérieurs ainsi qu’au décor. Les lumières, inondant la pleine nuit, ne m’aveuglaient plus. J’avais commencé à sortir de cet isolement pour découvrir le monde, mais de façon discrète et prudente. Je voyageais de toit en toit. Les bâtiments étaient grands et semblaient presque atteindre le ciel. Tout se développait en hauteur : les gigantesques tours de lumière illuminaient le ciel et ne laissaient jamais la ville dormir. Je passais d’instinct par les toits pour me sentir à nouveau un peu comme là-haut, lorsque je vous observais depuis le Paradis. J'ai ainsi passé des semaines à regarder votre monde, à étudier vos habitudes… Je scrutais certains de vous attentivement, alors que j’en suivais d’autres sans aucun but précis. Vous me dévoiliez une large palette d’émotions, certaines positives et d’autres négatives. Je fus ému lorsque je vis un couple se retrouver et s’enlacer. Je fus également profondément attristé lorsque j’aperçus une jeune fille perdre tout espoir et être obligée de vendre son corps pour survivre. Je fus touché par les premiers pas d’un bébé dans un parc.
Je m’aperçus que vous receliez des trésors de bonté et de créativité, mais également de haine et de destruction. Certains se battaient de tout leur être pour survivre et déployaient un courage et une force immenses. Vos instincts pouvaient être adoucis par la générosité et la compréhension. Peut-être aviez-vous besoin d’un coup de main pour vous aider à le comprendre ? Pourquoi Père vous laissait-il accomplir autant d’atrocités alors que vous étiez capables de si belles choses ? Tant de questions et si peu de réponses claires. Je restais à vous observer de jour comme de nuit, malgré la pluie, le vent ou la neige. Je peux encore me souvenir de mes sensations lorsque je courais sur les toits. Cette sensation de liberté et d’insouciance quand mes pas s’accéléraient. Ces moments d’une incroyable futilité semblaient pourtant regorger de sens. Je m’émerveillais des miracles de la nature. La beauté des tapis de neige en hiver sur vos routes, les floraisons du printemps, les couleurs de l’automne.
Cette période de découverte me permit de surmonter mon angoisse, ma peine et ma solitude. À cet instant-là, je ne savais pas encore où était ma place dans ce monde étranger. Cette recherche de sens que vous avez tous l’air de subir dans votre évolution était inconnue pour moi. Trouver cette foi est ce qui vous permet de vous investir totalement et d’avancer vers un but. Je me devais moi aussi de trouver mon chemin.
Les anges n’ont pas le choix de leur vie alors que vous, oui. Vous regorgez de possibilités, pour un bien ou pour un mal, mais vous avez toujours le choix. C’est un cadeau que vous avez reçu à la naissance.
Désormais, j’avais moi aussi cette faculté. J’étais devenu maître de mon avenir ; mais que pouvais-je bien en faire ?
Une nuit d’octobre, un hurlement d’enfant se fit entendre dans une ruelle. J’accourus en passant par les toits, cherchant l’origine du cri. Depuis l’immeuble d’où je venais d’arriver, je vis une fillette, qui ne devait pas avoir plus d’une dizaine d’années, prise au piège par un homme d’âge mûr tenant un couteau en main. L’enfant se tenait le bras gauche d’où s’échappait un peu de sang. Accablé par cette vision, je ne savais pas comment réagir. Sans réfléchir, je descendis en dévalant l’escalier de secours et après quelques paliers, je décidai de sauter pour gagner du temps. La petite cessa de crier en entendant le craquement du bitume fracassé par ma chute. Je m’étais réceptionné sur le genou gauche et la main droite à plat, enfoncée de quelques centimètres dans le sol. L’homme, surpris, n’avança plus vers l’enfant mais se retourna rapidement vers moi. Je me redressai très lentement, la capuche de mon pull dissimulant mon visage. Il semblait impressionné. Je pus voir l’angoisse s’emparer de lui. Six jets de lumière jaillirent de mon dos, trois de chaque côté ; ils semblaient flotter autour de moi comme le faisaient mes ailes d’ange auparavant. D’un éclat blanc bleuté les arcs lumineux rayonnaient, illuminant la ruelle. L’homme lâcha son couteau et partit en hurlant, laissant l’enfant en ma présence. Cette dernière me fixait du regard. Elle n’avait pas peur. La bouche ouverte elle essayait de distinguer mon visage dans l’ombre de ma capuche, en vain. Les jets lumineux provenant de mon dos s’estompèrent au bout de quelques secondes. La petite fille me demanda si j’étais un ange. Je ne lui répondis pas et levai juste mon index droit devant ma bouche. Elle sourit, se retourna et s’en alla. Le choc subi et toutes ces émotions la laissèrent dans un état second. Il lui faudrait sûrement du temps pour réaliser ce qui venait de se passer.
Cette expérience me procura un sentiment de bien-être. La sensation d’avoir accompli quelque chose de bien. Une certaine satisfaction. Était-ce ma voie ? Aider les gens en détresse ? Équilibrer les forces du bien contre le mal ? J’avais vu en vous tellement de bonté et d’éléments positifs que je croyais en vous. C’est ainsi que j’avais décidé de devenir un protecteur nocturne. Une ombre vous protégeant dans la nuit la plus sombre. J’avais fait un choix, pris une décision importante. J’avais compris le sens de mon existence, j’avais compris l’intérêt de ma chute et comment faire pour améliorer les choses. Je pouvais apporter l’espoir.
Même après avoir perdu mes anciennes ailes lors de ma chute, j’en avais retrouvé d’autres, faites de lumière. Les avais-je gagnées ou me les avait-on données ? Ou s’étaient-elles simplement adaptées à ce monde ? Je ne le sais toujours pas à l’heure actuelle.
Je n’étais plus enchaîné à la volonté de mon Père. Je pouvais me définir en tant qu’entité indépendante. Je ne me souciais guère de la colère ou de la punition qu’Il pouvait m’infliger. Ma rédemption, je l’avais trouvée, seul.
II – Le chien de l’Enfer
Prenant la place d’un protecteur, j’étais devenu un guetteur de nuit, une ombre rôdant parmi vous une fois le soleil couché. Celui qui équilibrait la balance. Cette fonction correspondait à mon pardon et à mon chemin. Cependant un jour une étrange sensation m’envahit, comme si un appel se faisait entendre au loin. Je n’étais pas le seul dans cette ville. Il y avait quelque chose d’autre qui n’appartenait pas à cette Terre et qui m’appelait. Où était-il ? Je parcourus la ville entière pour le retrouver. Soudain, j’arrêtai ma course devant une scène d’une sordide barbarie. Dans une ruelle, au milieu des détritus, un jeune couple avait été éventré. Ils devaient avoir chacun une vingtaine d’années. Quelqu’un avait sadiquement mis la main de l’un dans celle de l’autre, tel un couple vivant. Le sang s’écoulait lentement vers une bouche d’égout à proximité, laissant s’échapper une odeur de mort, et se propageait comme une nappe rouge couvrant le bitume. Figé devant cet horrible spectacle, je me sentis observé. J’eus beau chercher alentour pour tenter d’apercevoir cette chose qui me scrutait, mes efforts furent vains. Puis dans la ruelle résonnèrent ces quelques mots : « Que la chasse commence ». Désorienté, je me retournai maintes fois à la recherche de celui qui avait prononcé ces mots, mais sans succès. Tout ceci ne semblait rien présager de bon.
Ce ne fut qu’après plusieurs jours que le deuxième acte violent de cet ennemi se dévoila. Quatre jeunes enfants, dans une aire de jeux, furent retrouvés lacérés sans aucune pitié. Cette scène me heurta profondément. Cet être démoniaque avait placé deux petites victimes sur les balançoires et attaché leurs mains aux cordes. Les deux autres, sur une plateforme tournante, fixés à l’axe central, mimaient le jeu simple de la vie qu’on leur avait ôtée. Leurs petits visages blancs, froids, avec leurs yeux vitreux et vides comme ceux des poupées de porcelaine, me soulevaient le cœur. Il me fallait arrêter au plus vite l’auteur de cet acte effroyable. Je me retournai et courus pour fuir cette vision d’horreur. Une voix m’interpella. Elle riait à gorge déployée. Un rire d’une effroyable cruauté et, en même temps, teinté d’une grande dose de folie.
— Je les ai entendus crier et hurler, fit la voix. Ils méritent tous de mourir. Les êtres humains ne servent à rien à part détruire leur monde. Tu crois que c’est une bonne idée de les sauver ? L’être humain est capable d’horribles choses pour le pouvoir et l’argent. Même les animaux ne sont pas aussi cruels envers leurs congénères. Ces derniers tuent par nécessité et non par plaisir. Je ramènerai un maximum d’âmes pour mon maître.
— Qui es-tu ? Demandai-je.
— Le Chien de l’Enfer, me répondit la voix avec fierté. Regarde derrière toi…
Je m’étais retourné d’un bond, découvrant ainsi celui qui allait devenir mon ennemi. Grand, élancé, portant des vêtements similaires aux miens et dissimulant son visage tout comme moi sous une capuche. La pluie tombait sur nous. L’eau dégoulinant de mes poings rafraîchissait ma colère. Mes ailes de lumière se déployèrent.
— Nous sommes deux guerriers à la solde d’un maître, dit-il calmement. Nous servons une cause.
— Je ne suis pas comme toi, répondis-je avec colère. Je ne suis plus sous son contrôle. Je fais mes propres choix.
— >Oh ?! fit-il, laisse-moi te conter mon histoire pour que nous puissions nous battre le cœur léger, sans que tu me demandes quelles sont mes motivations. Un combat entre déchus, qu’en dis-tu ?
Je me tus et attendis sa confession. Il continua devant mon silence.
— J’étais humain auparavant. Je vivais une vie tranquille avec ma famille. Je pourrais dire que j’étais heureux mais, un jour, je me retrouvai sous l’emprise d’un démon qui assassina toute ma famille. Le pire c'est que j’étais conscient, mais impuissant. Je ne faisais qu’assister à la scène sans pouvoir détourner le regard ni réagir. Puis le démon me relâcha et je redevins moi-même. Après le massacre de ma famille, je n’avais plus d’espoir. Qui croirait à cette histoire ?
Alors, sans aucune autre alternative, je me tuai d’une balle en pleine tête. Quand je me réveillai, j’étais devant Lucifer. Ma colère l’interpellait, du moins c’est ce qu’il me déclara. Il me dit aussi que j’avais énormément de potentiel. Au début, je ne voulais pas l’entendre, mais il me montra ensuite les pires atrocités que l’être humain a perpétrées au cours des siècles. Après des mois et des mois de visions d’horreur et de mort, la réponse apparut, juste devant moi. C’était évident. Je compris que l’humain devait être annihilé. Lucifer m’avait ouvert les yeux. Les monstres ne sont pas en Enfer, mais sur Terre. Je me délecte de leur sang. Et voilà mon histoire. Connaître mes motivations va peut-être changer ta perception. Sinon, nous pouvons simplement commencer à nous affronter.
Dès qu’il eut fini son discours, deux ailes semblables à celles d’une chauve-souris se déployèrent dans son dos et il se rua sur moi. Je me débattais comme je le pouvais. Je ne vous expliquerai pas la bataille dans tous ses détails, cela ne servirait à rien, mais ce jour-là, je découvris la frustration de l’échec. La peur et le doute s’emparèrent de moi durant ce combat. Il était beaucoup plus fort que moi. Je sentais la haine et le plaisir sadique qui y était mêlé transparaître dans ses coups. Sous un tel déluge de violence, j’étais impuissant. Il m’envoya au sol, sous la pluie. Impossible de me relever, mes forces m’abandonnaient. Il riait à gorge déployée en me voyant dans cet état.
— Tu ne désires pas me tuer, cria-t-il avec rage, c’est ton défaut. Tu manques de détermination, tu dois aller jusqu’au bout. Tu dois désirer ardemment ma mort. Si tu n’arrives pas à te faire à cette idée, tu ne me vaincras jamais. Toi, l’ange incorruptible, tu ne pourras me vaincre que si tu mets toutes tes belles résolutions et convictions de côté. Mais alors, qu’est-ce qui te rendra différent de moi ?
Je l’écoutais pendant que la pluie ruisselait sur mon corps meurtri. Mes ailes de lumière ne flottaient plus, elles traînaient au sol, comme sans vie. Pendant qu’il parlait, il dansait autour de moi en sautillant. Était-il plus fort que moi ? Avait-il raison au sujet des humains ? Je ne pouvais pas le laisser continuer comme ça. Tant de questions résonnaient encore dans ma tête.
— Encaisse cette défaite, me dit-il avec enthousiasme. Ce ne sera pas la dernière. Nous nous retrouverons vite, jeune ange, et je t’attendrai. Jusqu’à notre ultime rencontre, les enfants devront se tenir sages.
Il disparut dans les ténèbres de la nuit. Je restai là, à terre, l’eau dégoulinait toujours sur moi. Je fixai l’horizon pour éviter de m’évanouir. Je tentai de me redresser tant bien que mal. Je sentais la douleur dans chaque parcelle de mon corps mais mon âme souffrait bien plus encore. Cette défaite n’annonçait rien de bon pour la suite. J’avais compris ce dont il était capable, il me fallait trouver une solution. Je me retirai dans l’immeuble condamné où je m’étais réfugié à mon arrivée. C’était devenu un lieu rassurant pour moi. Je me sentais protégé entre ses murs ornés de graffitis. Il n’y restait que deux chaises et une table y tenant encore debout. Je me sentais un peu comme chez moi dans cet endroit maintenant. J’y restai caché le temps de reprendre des forces.
Malheureusement, au fur et à mesure que je guérissais, les morts s’accumulaient. La ville entière suintait la peur. Les humains redoutaient la tombée de la nuit. Il me fallait réagir au plus vite. Je ne devais pas seulement l’arrêter, je devais l’anéantir, sinon il ne cesserait jamais. Il ne s’arrêterait jamais ! Je devais le détruire. Ce fut une décision difficile à prendre, mais après avoir retourné le problème dans tous les sens, je n’avais aucune autre alternative. Je devais enfreindre mon principe de ne pas tuer. Un choix douloureux, mais nécessaire. Avais-je une autre solution ?
Je pourrais chercher des mots sans pouvoir exprimer exactement ce que je ressentais à ce moment-là mais mon choix était fait, j’allais embrasser les ténèbres et vaincre le mal avec ses propres armes. Le moment était venu, l’instant approprié pour sortir et me mettre en quête de cet être dangereux, et enfin mettre un terme à ses agissements. Je parcourus la ville à la recherche d’un endroit calme et éloigné des humains afin d’éviter les possibles dommages collatéraux que nous pourrions engendrer. À l’ouest de la ville je trouvai le lieu idéal : de nouveaux bâtiments encore vides s’élevaient, ce chantier de construction semblait tout indiqué. Je me dirigeai vers cet endroit qui verrait la fin de l’un de nous deux. Après quelques minutes de course, je pus distinguer des pans d’immeubles qui se dressaient devant moi. Je grimpai le plus haut possible et m’accroupis en équilibre sur une poutre d’acier, guettant la venue de mon ennemi. Je sentais qu’il savait que cela se passerait ici. Je lui signalai ma présence en déployant mes ailes lumineuses, puis j’attendis. La pluie commença à tomber. La situation était familière, comme un air de “déjà vu”, mais l’issue du combat allait être différente. Je le vis arriver en courant dans ma direction, son ombre glissant sur les bâtiments.
— Tu es décidé à souffrir à nouveau ? me demanda-t-il avec enthousiasme. Je me languissais de te revoir.
— Je te détruirai, répondis-je froidement.
— Tu vas enfin embrasser les ténèbres et basculer dans notre camp, dit-il en souriant. Aurais-je réussi à te faire encore plus chuter que tu ne l’as déjà fait par toi-même ? Nous allons voir…
Il me rejoignit sur les hauteurs. Je me tenais debout face à lui, la pluie s’abattant sur la ville, les toits et nous… Mes poings étaient serrés tout autant que ma mâchoire. Je savais que je devrais aller jusqu’au bout et que tout serait bientôt fini pour lui ou pour moi. Je pris un instant pour observer ce monde pour lequel je me battais. Je repensais à mes découvertes, aux nouveaux sentiments qui s’étaient emparés de moi. Chaque souvenir depuis ma chute me revenait comme une vague d’énergie qui allait m’aider à déferler sur lui. Je savais que tout ça me manquerait si ce jour était mon dernier. L’espace d’un instant, d’une seconde, mon regard se perdit dans l’horizon. Je pris une grande inspiration, levai la tête vers le ciel puis courus dans sa direction pour entamer le combat. Les coups s’échangèrent avec une violence bestiale. Je pouvais sentir mes os se fracasser sous l’impact de ses attaques. Nous luttâmes intensément et, après plusieurs assauts, nous nous arrêtâmes, tâchant de reprendre notre souffle. Nous tenions à peine sur nos jambes l’un comme l’autre. Je sentais la souffrance irradier mon corps, mais mon sang bouillonnait. Peu m’importaient mes os brisés, je devais le vaincre ou disparaître. Nous aspirions de grandes bouffées d’air, pliés en deux, comme si nous manquions d’oxygène. Nous étions conscients que la prochaine attaque serait l’ultime. Il s’esclaffa, d’un rire heureux.
— Pourquoi ris-tu ? demandai-je, essoufflé.
— J’ai enfin trouvé un adversaire à ma taille, répondit-il. Tu savoures ce combat autant que moi. Nous sommes des guerriers, nous nous donnons entièrement à une cause. Nous ne sommes pas si différents au fond, la seule chose qui nous sépare c’est notre camp. J’ai longtemps cherché un ennemi aussi intéressant que toi.
Au fond il avait raison, nous nous battions pour une cause, la sienne était la mort et la mienne la vie. Nous possédions l’un des trésors les plus importants qui soient : une conviction. Une foi inébranlable en nos choix.
— Et toi ? Pourquoi te bats-tu pour eux ? me demanda-t-il. Ils te sont étrangers. À quoi bon ?
— J’ai vu leur équilibre, répondis-je avec ferveur, semblable à une flamme de pureté, se battre contre un vent de haine. De leurs larmes jusqu’à leurs rêves, ils m’ont touché. Il y a le bien et le mal en eux. J’ai assisté à leur chute, mais aussi à leur pardon.
Nous prîmes chacun notre élan pour l’ultime assaut de cette bataille. Les attaques s’enchaînèrent sans cesse et sans relâche de chaque côté. Je réussis à trouver, avec insistance et détermination, un moment d’inattention de sa part et je pus lui porter un coup qui lui fit perdre l’équilibre. Il tomba, m’agrippant et m’entraînant dans sa chute. Il s’empala sur des tiges en métal servant à solidifier les structures en béton pendant que je m’écrasai dans la boue à côté de lui. Me redressant comme je le pouvais, je me tins à genoux devant ce spectacle qui n’était pas une victoire. Il essayait de me dire quelque chose, malgré les flots de sang qui s’échappaient de sa gorge. Il saisit mon bras pendant que le reste de son corps se consumait comme une feuille de papier enflammée. Sa main s’effrita et au bout de quelques secondes, il ne resta plus que ses vêtements fumants. J’essayai de me relever, mais mon corps meurtri par les blessures refusait de me porter. Le chien de l’Enfer avait été vaincu. Il avait été désigné pour m’anéantir. Lucifer, son maître, devait penser que Père m’avait envoyé sur Terre pour redonner espoir aux hommes et non que j’étais descendu ici par ma propre volonté. Si mon frère avait été capable de me faire subir cette épreuve, que me réserverait-il d’autre ? Je repartis en boitillant sur les toits, observant le monde que j’avais préservé, profitant de chaque bouffée d’air qu’il m’était donné de respirer. Je repassai là où j’avais trouvé cet enfant en détresse et je repensais au chemin parcouru, aux choix difficiles que j’avais dû faire.
III – Les démons sont parmi nous
J’ai longtemps pensé que seul le chien de l’Enfer avait pu sortir des abîmes, mais je me trompais. Lucifer n’était pas du genre à laisser les choses au hasard. Depuis longtemps il envoyait des démons sur Terre afin de suggérer aux êtres humains de passer du mauvais côté. Certains étaient plus durs à convaincre que d’autres. Je pensais que pour mon frère, tout ceci n’était qu’un jeu, l’ultime affront qu’il pouvait faire à Père : puisqu’il ne pouvait influer sur le Paradis, il tentait de corrompre les hommes sur Terre. J’avais vu des démons chuchoter de mauvaises intentions à vos oreilles. Partout où je pouvais baisser les yeux, il m’était possible d’en voir. Il me fallait réagir au plus vite.
Ils ne sont pas comme vous pouvez les imaginer, horribles avec des cornes ; d’apparence, ils sont comme vous. Ils se sont très bien insérés dans la société. Certains font peut-être partie de votre cercle d’amis. Infiltrés un peu partout, ils n’ont eu aucun mal à s’adapter à votre monde : il leur suffit de posséder l'un de vous.
Au final, le chien de l’Enfer avait au moins servi à m’ouvrir les yeux sur une partie des plans de Lucifer. J’étais décidé à intervenir pour enrayer ce cancer qui vous dévorait l’âme. Les démons de basse classe étaient faciles à vaincre. Je devais simplement les exorciser en posant une de mes mains sur leur front et les bénir, afin d’extraire le démon sans blesser l’enveloppe charnelle. C’est un des privilèges des anges. Pour les plus résistants, je devais me battre contre eux pour les affaiblir, et ensuite les exorciser. En quelques semaines, le nombre de démons diminua fortement. La peur que j’inspirais à ceux de classes inférieures devait forcément jouer en ma faveur. Toujours en agissant dans l’ombre et sans éveiller vos soupçons sur l’existence des démons et des anges, je les combattais.
Les semaines passèrent et les moments d’accalmie étaient de plus en plus nombreux. Les rats grouillaient dans la bâtisse qui me servait d’abri. Je ne les en empêchait pas : ce n’étaient que des créatures qui, tout comme moi, cherchaient un refuge. Certains s’approchaient de moi tout en restant méfiants. Je profitais du temps de repos qui m’était accordé car Lucifer n’en resterait pas là, j’en étais certain. Il s’était toujours considéré comme l’enfant incompris qui avait raison de pousser son Père à bout. Il avait toujours été colérique et imprévisible, donc je m’attendais à un retour de flammes. Il m’était toujours difficile de me dire que je devais combattre celui qui, un jour, avait été un de mes frères.
Je me souviens de la traque d’un démon de classe inférieure nommé Sarks. Il avait couru pour m’échapper après avoir agressé une jeune fille. Nous nous étions battus brièvement. Après quelques coups échangés je l’avais saisi par le cou et l’avais soulevé pour accomplir l’exorcisme et, à cet instant, il s’était adressé à moi avec un sourire moqueur.
— Tu ne nous arrêteras pas. Tu ne pourras nous battre, mais mon Maître y réussira. Lucifer a un plan bien plus grand en ce qui te concerne. Tu penses sincèrement qu’il va te laisser lui mettre des bâtons dans les roues ? Il était là bien avant que tu ne descendes. Il était là avant nous. Ce n’est pas un petit ange qui défiera le Dieu des Enfers. Souviens-toi de Thalis.
J’avais relâché légèrement ma prise en entendant le nom de Thalis. L’écho de ce dernier fit resurgir une foule de souvenirs de mon passé lointain, quand j’étais encore là-haut. Je reportai mon attention sur le démon et l’exorcisai puis m’en allai, laissant l’humain dépossédé reprendre ses esprits. Quelle était l’idée de Lucifer ? Voulait-il vraiment relâcher Thalis ?
Mes souvenirs à son propos revenaient, plus clairs et plus précis. Lors de la Grande Guerre, les anges s’étaient séparés en deux camps, celui de Père et celui de Lucifer. À cette époque, je n’étais pas au courant des raisons qui avait engendré ce conflit ; tel un fils fidèle, je n’avais pas remis en cause la parole de Père. Chacune des factions possédait des généraux : de notre côté il y avait Michael et Gabriel et, de l’autre côté, il y avait Thalis et Azazel. Thalis était surnommée “la Désolation” ; elle tua un grand nombre de nos frères. Elle paraissait toujours très calme et pourtant nourrissait un sombre penchant pour le chaos et la destruction mais, au cœur de la bataille, Lucifer l’envoya dans un guet-apens pour assurer sa retraite. Thalis se retrouva alors seule contre plusieurs anges. Père ne voulant pas tuer ses enfants, il nous demanda d’enfermer les anges rebelles dans les geôles du Purgatoire. Après une lutte acharnée, je réussis à l’emprisonner et elle jura de se venger de Lucifer et de moi-même.
Pourquoi voulait-il la relâcher alors qu’elle le haïssait autant que moi ? Sans doute cherchait-il à créer la confusion et, si elle pouvait m’anéantir par la même occasion, c’était d’autant mieux pour lui ; mais elle pouvait également se retourner contre lui. Je devais sérieusement le gêner, voire le mettre en colère pour qu’il en arrive à une telle extrémité.
Que devais-je faire ? Je ne pouvais me résoudre à partir à la recherche du Purgatoire. Lucifer savait que j’étais ici, il aurait frappé la Terre pendant mon absence ; mais je ne pouvais pas attendre et le laisser faire.
Lors d’une de mes patrouilles nocturnes je fus interrompu par un rire féminin très agréable. Elle était assise sur le bord du toit. Ses cheveux rouge foncé volaient dans l’air. C’était une nuit de printemps assez douce, une brise soufflait légèrement. Elle me regardait derrière son masque aux contours brodés de fine dentelle noire ne couvrant que le contour de ses yeux émeraude. Habillée de façon très “époque victorienne”, elle portait un corset noir et mauve à lacets ainsi qu’une jupe noire ; un modèle court sur le devant et long à l’arrière. Deux jarretières noires ornaient ses longues jambes. Elle se leva, gracieuse, en prenant appui sur son ombrelle de dentelle noire.
— Y a-t-il un visage sous cette sombre capuche ? demanda-t-elle avec malice.
— Qui es-tu ? Rétorquai-je.
— Miss Ombrelle, un subtil mélange entre grâce et féminité. C’est sûrement toi qui fais tout ce remue-ménage depuis quelques mois dans les garnisons de Lucifer. Je dois dire que j’admire ton travail. Je ne comprends pas tes motivations, mais ton style “ténébreux” me plaît énormément. Cela a du charme, je dois l’avouer ; et, en plus, ce côté mystérieux…
Pendant qu’elle me parlait, elle tournait autour de moi pour m’inspecter. Plus elle me regardait, et plus je lisais dans ses yeux : « Me sera-t-il utile ou non ? » Je n’arrivais pas à cerner qui elle était, ce qu’elle faisait là et surtout, de quel côté elle était. Elle n’avait rien d’un démon et encore moins d’un ange. Elle vint se blottir contre moi, essayant de voir mon visage ou mes yeux, mais sans succès. Elle avait un côté tendre et enfantin, mais aussi piquant et déstabilisant. Je sentis mon corps tressaillir au contact du sien. Je ressentis un sentiment indéfinissable, au fond de mon âme, comme si on la touchait du bout des doigts. Un contact chargé de tendresse. Apparemment, elle était douée pour obtenir ce qu’elle désirait. Son regard doux et chaleureux devait en faire fondre plus d’un. Mes bras, le long de mon corps, ne bougèrent pas malgré son étreinte. Je n’arrivais pas à savoir ce que j’étais censé faire. Puis, elle fit un pas en arrière, me tira la langue avec espièglerie et fit un petit clin d’œil.
— Alors ? Tu ne laisses personne voir ton visage ? demanda-t-elle avec un léger agacement. Enfin, peu importe. Je vois que tu n’es pas bavard… je crois que je vais te laisser et reprendre ma route. Nous avons un ennemi commun, il est possible que nos chemins se croisent à nouveau.
Je fus interloqué par sa réaction changeante, comme si le moment de tendresse n’avait été qu’une façon de m’atteindre. Que ressentaient les gens amoureux qui se blottissaient l’un contre l’autre ? J’avais pu vous observer mais sans jamais comprendre. L’amour naissait-il d’un phénomène chimique ou seulement de votre cœur ? Ou était-ce simplement votre peur de la solitude ? Son regard espiègle se voila légèrement, trahissant son malaise. Je sentis un frisson me parcourir.
— Pourquoi me fixes-tu ainsi ? me demanda-t-elle.
— Je ne comprends pas encore certaines de vos réactions, ni même comment je dois réagir par rapport à certaines situations, répondis-je perplexe. Vous semblez tous désireux ici-bas de trouver cette personne avec qui vous vivrez, vieillirez et mourrez. L’amour est un sentiment humain que j’ai du mal à saisir.
— Nous sommes humains ; nous sommes parfois illogiques. L’amour est illogique, il vient du plus profond de nous, de cette partie de notre être qui vibre pour une personne, parfois la mauvaise, et qui implique de faire des choix assez difficiles. Tu ne pourras comprendre l’amour qu’en étant toi-même amoureux, mon cher ange.
Au fur et à mesure qu’elle parlait, elle reculait vers le bord du toit. Sur sa dernière phrase, elle me sourit puis fit un pas en arrière pour tomber dans le vide. Je me précipitai pour la récupérer, mais elle avait disparu. Je sentais toujours son parfum dans l’air… mais elle n’était plus là. Qui était-elle ? Cette question tourna dans mon esprit et un flot d’hypothèses m’assaillit. Même le poids de la menace représentée par Thalis perdait peu à peu en consistance face à cette nouvelle intervenante. Elle connaissait le danger que représentait Lucifer ainsi que l’existence des anges. D’où tenait-elle tout ça ? Quel était son but ? Et qui servait-elle ? Pouvais-je avoir confiance en elle ? Trop de questions et si peu de certitudes… Un nouveau joueur prenait place sur cet échiquier géant. Allié ou ennemi, je ne savais pas encore, mais une chose était sûre : la venue de Thalis était proche.
IV – Du sang dans la neige
J’étais assis au sommet du clocher de l’église Sainte-Carine. La nuit était sombre, la pluie tombait doucement sur moi. Je levai la tête vers le ciel, espérant que Père ou l'un de mes frères puisse me voir, mais je savais pertinemment que j’étais seul ici. Les lumières de la ville brillaient au-dessous de moi, s’étirant jusqu’à l’horizon, comme un tapis d’étoiles. Les amoureux couraient ensemble pour s’abriter tandis que les gens seuls marchaient comme s’ils ne sentaient pas la pluie. Le temps semblait s’écouler avec une certaine sérénité, comme si ces moments étaient suspendus dans le temps. Les choses n’allaient pas rester ainsi longtemps.
Du haut du clocher, je sentais que Thalis n’était pas loin depuis qu’elle avait été relâchée du Purgatoire, quelques jours plus tôt. Je savais qu’elle ferait tout pour assouvir sa vengeance envers Lucifer et moi. Une porte menant à sa prison était dissimulée dans la cave d’une maison du quartier résidentiel en construction de la ville. Les portails d’accès ne pouvaient s’ouvrir qu’en étant actionnés par des interrupteurs runiques cachés, une brique à déplacer, un dessin à tracer, une incantation à réciter… Sur le chantier, la construction d’une multitude d’habitations identiques avait été arrêtée pour des raisons inconnues. Elles disposaient toutes d’un même jardin sur le devant et d’un bout de terrain derrière la bâtisse. La maison concernée était en feu. Alerté par la sensation qu’un autre démon arrivait, je m’étais précipité. J’arrivai malheureusement trop tard. Je ne trouvai que les corps calcinés des sbires de mon frère autour de la maison. Ces derniers avaient dû être chargés d’ouvrir la porte à Thalis. Je rentrai dans le bâtiment en flammes et je cherchai un indice pour comprendre ce qu’il s’était passé mais, à travers la fumée épaisse et brûlante, je ne distinguai rien. Cependant, une main se posa sur mon épaule et me fit faire volte-face. Je me retrouvai face à Thalis. Elle ne touchait pas le sol ; elle flottait à quelques centimètres du plancher. L’incendie projetait sur elle un halo aux couleurs flamboyantes. Ses ailes étaient déployées : une aile de démon et une aile d’ange. Elle en avait perdu une pendant la Grande Guerre. Lucifer la lui avait remplacée par une démoniaque. Elle n’avait pas changé durant toutes ces années au Purgatoire. Sa beauté était toujours remarquable, mais dans ses yeux on ne lisait que la colère et la frustration. Ses longs cheveux blancs flottaient derrière elle. Sa main lâcha mon épaule pour doucement remonter à ma nuque comme une caresse.
— Tu caches ton visage, mon jeune ami, mais je sais que c’est toi. Toi, qui m’as enfermée dans cette prison, il y a si longtemps.
— Je n’ai fait que ce qui était nécessaire pour Père et notre camp, répondis-je calmement avec conviction.
— Oh oui ! Dans ta bonté, tu ne m’as même pas tuée. Tu m’as oubliée dans le Purgatoire. Rassure-toi, je n’ai rien contre toi… du moins pour l’instant. Lucifer m’a relâchée pour que je t’anéantisse, mais je ne lui ferai pas ce plaisir, pas de son vivant…
À ces mots, je ressentis une douleur intense irradier dans mes côtes. Le souffle coupé, je baissai les yeux et découvris le poing de Thalis enfoncé dans mon torse. Elle me regardait avec un sourire teinté de folie. Elle s’approcha de mon oreille et me souffla : « D’abord Lucifer, ensuite toi ». Directement après, l’impact du coup me propulsa en arrière et je finis ma course dans le mur derrière moi.
Lorsque je repris connaissance, j’étais dehors, allongé face aux cendres de la maison et Thalis avait disparu. Je me lançai à sa recherche, mais ce ne fut que quelques jours plus tard que je pus retrouver sa trace. Un entrepôt, contrôlé par des laquais de Lucifer, avait explosé aux abords de la ville. De nombreuses victimes étaient à déplorer, aussi bien humaines que démoniaques. Je savais qu’il ne pouvait s’agir que de l’une de ses œuvres. Je ne pouvais pas la laisser continuer. Sa rage et sa colère tueraient des centaines d’innocents. Elle n’avait que vengeance et haine en tête et ne s’arrêterait qu’une fois satisfaite.
Les souvenirs s’agitaient dans ma mémoire lorsqu’un rire m’interpella. Une jeune enfant riait à gorge déployée en levant les yeux au ciel. La pluie avait cessé, mais à sa place tombait de la neige. J’en avais vu maintes fois du Paradis, mais je n’avais jamais pu la sentir. Je tendis la main afin de saisir quelques flocons. Je serrai le poing en le ramenant vers moi, mais en l’ouvrant ils s’étaient transformés en eau. Un trésor qui ne pouvait être possédé. La neige tombait de plus en plus, semblable à un voile blanc se posant sur la ville. C’était froid, très froid, mais très beau. Elle commençait à s’accumuler sur le toit. Dans la rue, des enfants jouaient en se lançant des boules de neige qu’ils façonnaient de leurs mains. Les rires emplissaient mes oreilles, c’était un spectacle touchant. Au bout de quelques heures le toit fut recouvert d’un tapis blanc, immaculé, pur. Cette vision était prenante. Je me redressai et laissai la neige, accumulée sur mon manteau, tomber du toit. Je me mis en route vers un endroit où m’abriter. Je me déplaçai sur les hauteurs en gardant un œil ouvert sur la possibilité de croiser Thalis. En passant dans un quartier assez sombre aux abords de la ville, je l’aperçus pénétrant dans un parking couvert, lancée à la poursuite de plusieurs personnes. Elle avançait lentement tandis que ses proies couraient, la peur au ventre.
Une fois qu’elle fut entrée dans le bâtiment, je la perdis de vue. La bâtisse était composée de quatre étages permettant à deux cents voitures de se garer. Je décidai d’y pénétrer à mon tour. Les murs étaient gris béton et le plafond blanc. Des néons jaunes clignotants servaient d’éclairage. De nombreux véhicules occupaient ce parking. Des bruits de pas ainsi que des voix paniquées résonnaient partout. J’avançais sans faire le moindre bruit afin de retrouver Thalis le plus vite possible, lorsqu’un hurlement retentit et se répercuta sur les murs froids. Un hurlement inhumain. Je continuai ma progression en direction des cris. L’étage inférieur était également rempli de voitures.
Au milieu de l’allée, un corps était allongé sous un tube néon qui clignotait. Je posai un genou au sol afin de l’examiner. Le cadavre avait été broyé et mutilé par une force incroyable. Le sang se répandait tout autour. Un son ressemblant à un craquement résonna un peu plus loin. Je me relevai et courus dans cette direction. Un trou dans le plafond menant au niveau supérieur venait d’être percé. Je sautai afin de m’y faufiler. Là, je vis Thalis tenant un homme en costume par le cou tout en l’interrogeant.
— La porte est ici, hurlait le captif paniqué. Je l’ouvrirai, mais ne me tue pas.
— Où est-elle ? demanda Thalis avec insistance et agacement.
— Sur le toit. À côté de la ventilation. Il y a un pentacle gravé sur une brique. En la pressant, le mur se transforme en porte menant sur l’Enfer. Voilà, je t’ai tout dit, laisse-moi partir maintenant.
— Tu ne me sers plus à rien, désormais !
Thalis ne lâcha pas sa prise, mais, au contraire, la resserra puis projeta sa proie en arrière alors que de sa main jaillissaient des arcs électriques. L’homme fut électrocuté. Des spasmes agitèrent son corps, et quand Thalis baissa la main, le corps de l’homme tomba lourdement sur le sol, fumant, les vêtements réduits en lambeaux. Elle leva la tête vers le plafond, mit son poing devant elle et sauta. Elle traversa les différents étages afin d’atteindre le toit plus vite. Je me ruai derrière elle et arrivai devant le trou qui traversait la bâtisse. Je m’y engouffrai à sa poursuite. Des empreintes de pas dans la neige tapissant le toit ponctuaient son passage. Je suivis ces traces du regard et aperçus Thalis près du bloc d’aération. Elle cherchait la brique. Je profitai de sa concentration pour courir vers elle et lui asséner un coup violent. Elle n’eut pas le temps de se retourner avant de toucher le sol.
— Tu fais des progrès, me dit-elle froidement en se relevant, mais ce n’est pas ça qui va me blesser, tu sais. Je t’ai déjà prévenu. Je t’anéantirai, mais attends ton tour.
— Tu ne blesseras plus d’humain, dis-je sèchement.
— Ces humains que tu protèges sont des esclaves de Lucifer. Ils m’ont indiqué une porte vers l’Enfer.
Pendant qu’elle me parlait, elle me tourna le dos et chercha la brique indiquant le passage. Elle s’arrêta après l’avoir trouvée et l’enfonça dans le mur.
— Admire par toi-même, me fit-elle.
Sous nos yeux, le mur commença à vibrer et de la poussière en tomba. Une partie du ciment changea de couleur pour s’illuminer de tons de braise, traçant les contours d’une porte. Celle-ci s’ouvrit pour donner accès à un monde qui semblait se consumer lui-même. Il y pleuvait des cendres en grande quantité. Sur ce toit enneigé, en pleine nuit, se révélait un monde derrière ce mur. Un monde de flammes et de tourments.
— Alors, tu me crois maintenant ? me demanda-t-elle.
— Est-ce l’Enfer ?
— Oui. Je vais aller y régler mes comptes avec Lucifer et après seulement, je viendrai m’occuper de toi.
— Tu ne devrais pas y aller. Lucifer tentera de t’anéantir comme il essaie de le faire avec moi.
— Je n’ai pas à me justifier devant toi, petit ange.
Avant que je puisse ouvrir la bouche pour répondre, elle courut vers moi et me frappa à plusieurs reprises. Je tentai de bloquer ses attaques avec mes avant-bras pour me protéger comme je le pouvais. Je répliquai dès que l’occasion se présenta. Je lui assénai une série de coups au visage. Elle recula d’un bond et se tint droite devant moi. Avec un sourire aux lèvres, elle cracha du sang dans la neige.
— Tu progresses, me fit-elle avec un grand sourire. Je vais devoir apprendre à me méfier de toi, sinon je pourrais être surprise.
Sur ces mots, elle bondit sur moi. Attrapant ma tête entre ses mains, elle me projeta au sol. Les dalles se brisèrent sous l’impact. Elle m’asséna un coup de pied directement dans les côtes, qui m’expulsa contre le bord du toit. Le muret se brisa sous le choc. Une gerbe de sang sortit de ma bouche, éclaboussant la neige autour de moi. Je me relevai pour contre-attaquer, mais en me redressant, je vis Thalis dans l’encadrement du passage menant vers l’Enfer.
— Ne te tracasse pas, on se reverra vite, me fit-elle. Je ne t’oublie pas.
Elle déploya ses ailes, sauta en arrière et s’envola à travers les braises. La porte se referma après le saut de Thalis. Je restai seul sous la neige qui tourbillonnait. Je tournai le regard vers le sang que j’avais craché. Ce sang qui souillait ce tapis blanc. Je ne savais pas quand elle allait réapparaître ni si elle arriverait à vaincre Lucifer, mais elle semblait déterminée et décidée à en finir. Au moins, le calme était revenu pour un moment. Je me dirigeai vers la cathédrale Saint-Luc, dans le centre, me postai sur une gargouille et admirai le ballet des flocons. La guerre ultime se rapprochait et il me faudrait bientôt descendre en Enfer moi-même mais à ce moment-ci, sous la neige, le monde semblait paisible et plein de promesses. Je me battais pour ces instants tellement rares et tellement futiles. Les flocons continuaient de virevolter devant les réverbères. Ils me faisaient penser à un ballet d’étoiles dansant au milieu des ténèbres.
V – L’anesthésiste
Au milieu de la nuit, sous la pluie battante, la ville semblait se reposer. J’observais toujours les êtres humains du haut des toits des immeubles, mais ce calme ne pouvait durer et soudain, des cris de terreur attirèrent mon attention. Leur origine n’était pas éloignée du lieu où je me trouvais. Je pus entendre au milieu des hurlements, un bruit de poubelle tombant au sol. Je me précipitai et arrivai au-dessus d’une ruelle sombre et peu fréquentée. En bas, je vis un vieil homme rampant au milieu d’ordures en se tordant de douleur comme si son corps le brûlait de l’intérieur. Je sautai du haut de l’immeuble pour atteindre le vieillard.
C’était déjà trop tard… Il était allongé, inerte. Je regardai autour du corps sans vie, espérant trouver un indice sur le mal qui l’avait tué. Un rire démoniaque retentit derrière moi, je me retournai d’un bond et ressentis une vive douleur dans le torse. Ensuite, mes yeux se fermèrent.
Lorsque je repris connaissance, je n’étais plus sur Terre. J’étais allongé au milieu d’une portion de route d’une centaine de mètres. Au-delà de la chaussée, devant comme derrière, il n’y avait rien mis à part un brouillard épais. Sur ma gauche se dressait un restaurant. Le néon rouge entourant l’enseigne clignotait encore mais, en y regardant d’un peu plus près, il ne restait que la façade du bâtiment. Sur ma droite, il n’y avait rien que des nuages verts et des pierres en lévitation. Je me relevai péniblement et là, je découvris réellement ce qui m’entourait. Ce monde gravitait lentement autour d’un axe. En son centre, un tourbillon entraînait la ruine des maisons. Des portions de routes et des morceaux d’immeubles flottaient dans le vide en formant des plateformes abordables. Le ciel d’une étrange couleur vert foncé était couvert de nuages ressemblant à une multitude de visages torturés. Il n’y avait pas de fond, comme si tout était suspendu dans l’espace. Je pouvais voir des nuages également, en dessous, comme si le ciel, d’une autre couleur, se reflétait. Tout était oppressant et me donnait la sensation d’un “déjà vu”. Par endroits la pluie tombait battante, ailleurs le temps était sec, comme si plusieurs micros-climats existaient à quelques mètres les uns des autres. Comment étais-je arrivé là ? Quel était cet endroit ?
J’avançai au bout de la portion de route sur laquelle je me trouvais, tout en regardant autour de moi. Tout semblait confus, torturé et irréel. Malgré la position que j’occupais au Paradis avant de descendre sur Terre, je n’avais jamais eu connaissance d’un tel endroit. Je me dirigeai vers la façade du restaurant et ouvris la porte d’entrée. Cette dernière donnait sur… le vide. Les ténèbres. Juste un néant noir immense qui n’en finissait pas.
Je fermai la porte et soudain le même éclat de rire se fit entendre. Il ne m’était pas inconnu, mais ce n’était pas possible, je l’avais anéanti. Je me retournai lentement et le découvris devant moi. Le chien de l’Enfer était là. Il se tenait debout à quelques mètres et riait à gorge déployée. Il se tourna et avança vers un immeuble qui flottait non loin de la route sur laquelle nous nous trouvions. La bâtisse était inclinée sur le côté et tournait très lentement sur elle-même. Il sauta sur le bâtiment tout en continuant à rire, ensuite il se glissa par une fenêtre. Je me mis à sa poursuite. Empruntant le même chemin que lui, je pénétrai dans l’immeuble.
À l’intérieur de ce dernier, tout était à sa place comme si la gravité n’existait pas dans cette réalité. Me lançant aux trousses de mon ennemi, je fus arrêté dans mon élan par un logo imprimé sur une feuille de papier qui traînait au sol. Un genre de tasse de café. Des flashs blancs apparurent devant mes yeux.
Je perdis l’équilibre et tombai à genoux, puis des images remplacèrent les flashs : je voyais cette même tasse sur une enseigne entourée d’un néon rouge. On me tenait à la gorge avec des gants de chirurgien. Je ne pouvais pas agir sur ce que je voyais, j’étais seulement spectateur. Au bout de quelques secondes, les flashs cessèrent. Je repris mes esprits dans l’immeuble. J’étais à moitié sonné. Je me trouvais dans une grande pièce emplie de bureaux alignés. Les lumières intérieures clignotaient comme si les néons peinaient à s’allumer. Les murs étaient ternes et oppressants. Tout était propre et ordonné. Soudain, le rire refit surface.
Je me précipitai à travers les allées de bureaux pour déboucher dans un couloir sombre. Je prêtai l’oreille pour me diriger et avancer en direction de cette voix, pour ensuite me retrouver dans une cafétéria. Il était assis en tailleur sur un comptoir, à côté d’une caisse enregistreuse. Il ricanait, la tête dirigée vers moi.
Au bout de quelques secondes, il leva le bras et pointa du doigt quelque chose derrière moi. Je me retournai et vis une affiche collée sur un des murs de la cafétéria. Cette affiche ressemblait à une fenêtre sur un autre monde. J’y vis une ruelle sombre qui ne m’était pas inconnue. Un sans-abri y était allongé, mort, à côté de poubelles renversées.
Soudain, les flashs blancs réapparurent devant mes yeux. Je pus sentir mes genoux toucher le sol à nouveau ; j’étais complètement désorienté. Dans ces visions, j’étais maintenu par la gorge. En baissant les yeux, je pouvais voir des seringues enfoncées dans mon torse. Elles contenaient un liquide vert et assez épais. Puis, à nouveau, les visions cessèrent. Je repris mes esprits sans cesser d’entendre le rire grinçant du chien de l’Enfer…
Je pris appui sur le mur pour me relever et tournai la tête en direction de l’affiche. Mais celle-ci avait changé : on y voyait à présent une liste de plats et de prix. Soudain, le chien de l’Enfer cessa de rire. Mon attention se porta alors entièrement sur lui. Il descendit du comptoir et se mit debout face à moi.
— Tu te souviens de moi ? demanda-t-il d’une voix calme.
Une distance respectable nous séparait. Sa voix résonna dans toute la pièce comme dans une église.
— Oui, je me souviens bien de toi, répondis-je de façon directe.
— Ça nous facilitera grandement les choses, alors ! Je ne voulais pas t’effrayer ou te faire paniquer, ça ne sert strictement à rien dans l’état actuel des choses. Tu as l’esprit fragile et…
— Je t’ai détruit, le coupai-je avec impatience. Lucifer ne peut pas te faire revenir. Tu ne devrais plus exister. Je t’ai anéanti.
— C’est plus compliqué que ça, en fait, reprit-il en joignant les mains et tournant autour de moi. Nous nous sommes bien battus et le combat s’est achevé sur ta victoire mais, au-delà de cela, ton esprit a souffert de cette confrontation. Tu as dû renoncer à certains de tes principes et du coup, ça te ronge, si je puis dire. Tu culpabilises. Malgré le fait que tu n’aies pas eu le choix, ton cœur pense le contraire et cela te hante.
Sa phrase à peine terminée, je bondis sur lui, le poing en avant. Je lui infligeai une avalanche de coups, le faisant tomber à terre. Surplombant mon adversaire, je le frappais sans cesse, sans répit, mais ce dernier continuait de s’esclaffer à gorge déployée. J’avais l’impression que chaque éclat de rire m’affaiblissait. Cela me rendait fou de rage. Une immense frustration s’empara de moi. Il ne semblait pas atteint par la moindre de mes attaques. En le frappant, je heurtai une table qui fit tomber un masque de chirurgien et, là, je sentis à nouveau mes yeux et ma tête me jouer des tours. Les flashs me firent lâcher ma prise sur le chien de l’Enfer.
Je tombai par terre en position fœtale. Je pouvais voir dans ces nouvelles visions des seringues plantées dans mon torse. En relevant les yeux, je vis le personnage qui me les y enfonçait. Il portait un masque de chirurgien et apparemment toute la panoplie l’accompagnant. Ses yeux injectés de sang n’avaient rien d’humain, mais semblaient sortir tout droit de l’Enfer. Je pouvais y lire une grande détermination, ainsi qu’une haine indescriptible. Son masque bougeait comme s’il me parlait, mais je n’entendais pas le moindre son. Je fus à nouveau extirpé de ces visions par le rire du chien de l’Enfer.
J’étais toujours en position fœtale sur le sol et lui debout, riant, devant moi. Se moquait-il de moi ? Était-il revenu pour m’anéantir ? Ma tête était douloureuse ; j’avais l’impression de voyager entre deux mondes dont je faisais partie simultanément. En y regardant d’un peu plus près, le décor autour de nous avait changé. Nous n’étions plus dans l’immeuble, mais sur une portion de route dérivant, elle aussi, dans le vide. Je me relevai péniblement pour lui faire face à nouveau. Mes membres me pesaient comme si des poids y étaient attachés. Le moindre de mes mouvements me semblait difficile et contraignant.
— Ça va, tu t’es calmé ? me demanda-t-il en hésitant.
— Que fais-tu ici ? Pourquoi es-tu revenu, et qu’est-ce que tout cela signifie ?
— Aaah ! Tant de questions et une seule tête pour y répondre.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu ne comprends pas, on dirait. Cet endroit te semble familier pourtant, non ?
— Oui et alors, où sommes-nous ?
— Au plus profond des ténèbres, ricana-t-il.
Je voulus lever mon bras pour le frapper, mais mes membres pesaient de plus en plus. Je tombai finalement sur les genoux sous le poids de mon propre corps.
— Je vois maintenant que tu es dans de meilleures dispositions pour m’écouter, dit-il avec une certaine satisfaction. Nous avons tous en nous des parties démoniaques, des côtés sombres. Tu es dans tes propres ténèbres. Je ne sais pas ce qui a pu t’y faire parvenir, mais tout ceci n’est réel que dans ton esprit. Regarde ce monde autour de toi, tout t’est familier. Même moi, je suis là. C’est quand même ironique que je te serve de guide à travers ta torture intérieure, tout ça parce que tu ne veux pas être ce que je suis. Je suis ta crainte, ton négatif. Appelle-moi comme tu veux, mais je te terrorise.
À ces mots, tout devint clair. Je me trouvais dans les méandres de mon mal-être, dans mon esprit, dans ma torture. Dans ce monde, toute chose avait une signification, toute chose avait un but. Il commença à tourner autour de moi.
— Tu commences à comprendre, reprit-il. Tu ne te pardonnes toujours pas de m’avoir anéanti. Tu ne te pardonnes pas d’avoir pris une vie. La mienne dans le cas présent.
— Je n’avais pas le choix.
— Oh ça, j’en suis sûr ! Mais au fond de toi, tu n’en es pas convaincu. Je t’ai poussé dans tes retranchements, tu n’avais pas d’autre alternative. De toute façon, nous étions deux guerriers dans des camps ennemis, mais tu crains que Lucifer continue à faire souffrir les êtres humains. Tu as peur d’être la cause de cette guerre. Aurais-je existé si tu n’étais pas descendu du Paradis ?
— Je ne suis pas la cause de cette guerre, je suis la conséquence de la négligence de Père. Mon frère faisait souffrir les êtres humains. Je ne pouvais me résoudre à les regarder sans réagir.
— Tu es la conséquence d’une situation ingérable. Tu as fait ce que tu pensais juste.
— Je n’avais pas le choix.
— Tu n’as rien à te reprocher, mais tout ceci est lié à ton frère. Lucifer veut t’anéantir, car tu es une menace pour lui. Tu as redonné la foi et l’espoir aux hommes. Lucifer leur avait enlevé tout espoir et toi, tu le leur as rendu.
Je sentis une grande tristesse m’envahir. Mes membres ne semblaient plus me peser, ni même m’empêcher de me relever. Malgré mon mal-être, je me remis enfin debout face au chien de l’Enfer.
— Regarde, notre monde s’effrite, dit-il en me montrant sa main qui se réduisait en cendres.
— Que va-t-il y avoir maintenant ?
— Tout dépend de toi. Tu te meurs, en fait, reprit-il en me montrant une flaque d’eau.
Cette nappe d’eau ouvrait une autre fenêtre sur le monde réel. Je pouvais y voir un homme habillé en chirurgien tenant mon corps inanimé par la gorge avec sa main droite. Sa main gauche était formée de seringues. Il m’avait enfoncé ses aiguilles dans le torse. Elles étaient reliées par des tuyaux orange à son système sanguin. Un liquide vert et épais s’écoulait dans les tuyaux jusque dans les seringues et finalement s’introduisait en moi. Son sang sécrétait lui-même le produit.
— Si tu ne te réveilles pas, nous ne devrions pas tarder à nous éteindre, ajouta-t-il.
— Nous ?
— Nous sommes dans ton esprit, je suis une partie de toi. Même si tu ne l’acceptes pas.
Le monde se désagrégeait de plus en plus, il semblait s’écraser sur lui-même. La rotation autour de l’axe s’accélérait pour tous les débris flottants, les plus petits se faisant engloutir par le centre. Toutes les plate-formes partaient en lambeaux. Je posai mes yeux sur le chien de l’Enfer. Des grognements de tonnerre se firent entendre et des secousses suivirent ainsi que des éclairs.
— Ah ?! s’exclama-t-il. Je crois que tu as compris. Adieu !
Son image se modifia doucement jusqu’à s’identifier au visage de l’homme au masque de chirurgien. Mon corps semblait redevenir extrêmement lourd et endolori. Je sentais désormais cette main qui me tenait la gorge. La douleur accompagnait également cette reprise de conscience. Puis, je pus entendre sa voix perçante.
— Une petite piqûre, ça aide, ça aide… Une petite piqûre, ça aide énormément. Tu es la maladie et tu vas t’endormir. Fais une grosse sieste et après, je pourrai t’ouvrir en deux. On va s’amuser.
Ses yeux rouges semblaient être partagés entre détermination et folie. Je tentai de bouger mes doigts et après quelques essais infructueux, mon corps répondit enfin à ma volonté. Réunissant toutes mes forces, je saisis la main formée de seringues et la sortis de mon torse.
— Mais… que… ce n’est pas possible, tu devrais être dans un joli, joli, joli rêve ?! s’exclama-t-il, pris au dépourvu.
— Tu ne m’auras pas si facilement, répondis-je.
Je récupérai le contrôle de mon corps et pus me défaire de son étreinte en lui écrasant la main. De plus en plus déconcerté, il se mit à paniquer. Je réussis enfin à repousser les dernières aiguilles. Il recula et se dressa face à moi, les genoux légèrement pliés, comme s’il s’apprêtait à bondir. Il commença à tourner autour de moi en agitant les bras. Ma vue était légèrement trouble, mais je parvins à le suivre et tournai sur moi-même sans baisser ma garde.
— Qui es-tu ? demandai-je à bout de souffle.
— Je suis celui qui endort, je suis celui qui a été et qui est à nouveau. Je suis celui qui endort. Je suis l’anesthésiste. Celui qui apporte la lumière m’a ramené.
— Tu es un des laquais de Lucifer.
— NON, NON, NON ET NON ! Je suis LE laquais de Lucifer.
Ses yeux devenaient de plus en plus rouges, comme si la haine et la colère se mêlaient à sa folie. Il semblait très hésitant.
Mon corps était affaibli par le produit injecté, mais je gardais tant bien que mal une position déterminée. Dans un effort désespéré, je sortis mes ailes illuminant la ruelle vide. Ses yeux se remplirent successivement de frayeur puis de terreur. Je pus voir un frisson le parcourir et le faire tressaillir.
— Cela ne devait pas se passer ainsi ! Cela ne devait pas se passer ainsi ! Cria-t-il.
Il se retourna et partit en courant. Il s’enfuit tel un enfant terrorisé, je le vis disparaître au loin. Ensuite, je perdis l’équilibre et m’effondrai dans cette ruelle au milieu des ordures. La pluie se remit à tomber comme si elle voulait laver cette violence qui imprégnait tout. Je réunis le peu de forces me restant et m’adossai contre un mur. Je regardai le cadavre du sans-abri étendu au sol, à côté d’une poubelle renversée. Ce dernier était mort de la main de l’anesthésiste : cinq injections en dessous de la gorge. Une expression de terreur restait gravée sur son visage. Ses veines étaient devenues extrêmement apparentes et verdâtres, signe du poison ayant coulé dans ses veines.
Mes membres étaient redevenus lourds. Je savais que ma route et celle de l’anesthésiste allaient se recroiser tôt ou tard. Je sentais qu’un combat bien plus difficile se profilait au loin. Lucifer ne s’arrêterait pas si vite. Je ne savais pas ce qu’il me réservait pour la suite. Je tournai la tête vers la rue perpendiculaire à celle dans laquelle je me trouvais. On pouvait voir au loin les humains marcher, sans se rendre compte de ce qui les menaçait. Je pus distinguer au loin le chien de l’Enfer, au milieu des gens. Il était debout et la foule passait autour de lui sans lui prêter attention. Il me fit un signe de la main pour me dire au revoir, se retourna et partit. Je restai là, pétrifié, le regardant disparaître, comme si une partie de moi s’en allait avec lui…
VI – Miss Ombrelle
Les êtres humains sont étranges. Certains sont bons, d’autres mauvais. Certains voyagent constamment entre les deux, par choix, par nécessité ou sans s’en rendre compte. Miss Ombrelle restait un mystère entier pour moi. Je ne savais pas énormément de choses à son sujet, sauf qu’elle était engagée dans cette guerre contre Lucifer. Mais pour quelles raisons, pour quelles motivations ? Qui pouvait bien se cacher derrière son masque ? Voici ce que je découvris à son sujet qui changea ma perception.
Les démons étant de plus en plus rares, je pouvais errer dans les rues sans trop de risques de devoir combattre. Les forces de Lucifer devaient se rassembler en Enfer, selon mes suppositions. Quoi qu’il en soit, depuis le départ de Thalis, les choses devaient remuer en bas. La question restait entière sur la réussite de son objectif. Accroupi en équilibre sur le bord d’un toit qui faisait face à un cinéma en plein air, j’observais comme à mon habitude les humains. On projetait des images animées sur le mur d’un immeuble. J’essayais de regarder et de comprendre ce que cela avait de si passionnant. Les humains semblaient si captivés ?! Certains regardaient avec passion et intérêt, d’autres, d’un air indifférent.
Il y avait des personnes de toutes provenances. Trois couples d’âge mûr d’un milieu apparemment plus aisé étaient assis à une table et partageaient un repas assez copieux. Un groupe de jeunes amis, trois garçons et quatre filles riaient à chaque réflexion des protagonistes. Et au milieu, deux jeunes adultes habillés en noir : le premier, ses longs cheveux blonds attachés, était vêtu d’une courte veste en cuir tandis que l’autre aux courts cheveux roux portait un long imperméable. Ils semblaient vraiment captivés par l’histoire. Ils parlaient ponctuellement entre eux pour en débattre. Malgré les symboles maléfiques qui ornaient leurs vêtements, ils n’avaient pas l’air de partager les convictions de mon frère. Ils étaient juste différents. Le spectacle de ce brassage d’humains d’horizons différents attiré autour d’une activité anodine était intéressant et me fascinait.
— Tu n’es pas facile à trouver, fit une voix derrière moi.
Je me retournai pour faire face à celui ou celle qui m’interpellait. J’embrassai du regard le toit plat et bordé d’un muret d’une dizaine de centimètres de hauteur. Deux antennes satellites ornaient les coins nord et est. Une porte donnait accès à une cage d’escalier menant à l’intérieur du bâtiment. Sur le mur sud se trouvait une échelle de secours qui courait sur toute la hauteur de l’immeuble. J’eus beau scruter les alentours, je ne vis personne.
— Qui es-tu ? m’écriai-je.
— Celui que tu craindras, répondit la voix que vint ponctuer un rire dément.
Je pus alors sentir un déplacement d’air dans ma direction. Je brandis le bras gauche en avant et attrapai quelque chose. Je me levai pendant que la chose en question suffoquait sous mon étreinte.
— Je me répète, qui es-tu ? demandai-je, autoritaire.
— Je suis le démon qui retient un de tes amis, fit-il en apparaissant dans ma main.
Le démon avait à présent forme humaine et ressemblait à une jeune fille d’une vingtaine d’années. Cheveux blonds mi-longs et yeux bleus. Je la tenais à la gorge, soulevée à quelques centimètres du sol. Elle portait des vêtements très courts et très colorés.
— Un ami ? fis-je surpris. Je n’ai pas d’amis.
— Elle semble pourtant convaincue que tu viendras à son secours, répondit le démon en souriant.
Je réalisai de qui cette chose parlait : Miss Ombrelle.
— Où est-elle ? Criai-je.
— Ah, tu as compris de qui il s’agissait. Ça nous permettra d’en arriver directement au fait.
— Où est-elle ?
— En train de payer ses dettes, je suppose, dit le démon en riant.
— Sois plus précis, rétorquai-je en resserrant l’étreinte sur sa gorge.
— Elle ne t’a rien dit ? Rien expliqué ? Je me vois flatté de te l’apprendre. Aucun pacte n’est gratuit, surtout avec le patron, dit-elle en suffoquant.
— Quel pacte ?
— Ahahah ?! Tu ne sais donc rien, continua-t-elle en s’agitant comme un ver au bout d’un hameçon.
— Où est-elle, pour la dernière fois ? m’énervai-je.
— C’est bon, calme-toi. Elle est dans l’ancienne gare de marchandises; près des complexes industriels.
À peine eut-elle terminé sa phrase que je l’exorcisai. Je lâchai le corps inconscient et me mis en route en direction du lieu que m’avait indiqué le démon. En chemin, plusieurs questions vinrent heurter mon esprit. Qui était-elle vraiment ? Était-elle dangereuse ? Quel est ce pacte dont elle parlait ? Les choses me semblaient extrêmement confuses. Vu que les démons et les humains mentaient, à qui pouvais-je me fier ? Quelle était la meilleure conduite à avoir dans ce genre de situation ?
Au bout de quelques minutes j’arrivai finalement à destination. L’endroit était désert. Quatre anciennes lignes de chemin de fer inutilisées rouillaient, deux wagons de stockage de marchandises sur chacune d’entre elles. La végétation reprenait doucement possession des lieux. L’ancienne gare était un bâtiment pas plus grand qu’une maison. Celle-ci était abandonnée depuis longtemps. Les vitres étaient brisées et le toit prêt à s’effondrer. Tout était grisâtre, comme si la couleur s’était diluée avec les années d’abandon.
Le quai semblait accessible sans trop de difficultés. J’avançai, accroupi pour éviter de me faire remarquer, mais aucun démon n’était visible aux alentours. Le décor était trop calme, ça devait cacher quelque chose.
Je sautai sur le quai afin de pénétrer dans la gare. À l’intérieur, une petite table saccagée avait dû autrefois servir de bureau. Il restait un vieux comptoir, quelques étagères, et un tapis de papiers froissés jonchait le sol. Des bruits provenaient de l’étage inférieur. J’entrepris de descendre l’escalier pour atteindre un long couloir sombre. Une multitude de tuyaux couvraient le dessus et les côtés du passage. Certaines des conduites coulaient au goutte-à-goutte. Deux petites ampoules ornaient le mur de gauche, à quelques mètres l’une de l’autre, et servaient d’unique source d’éclairage.
Sur mes gardes, j’avançai dans le couloir qui semblait prêt à m’engloutir. Je me rapprochai de l’origine des bruits. Le couloir débouchait sur une pièce d’une quinzaine de mètres carrés. Au milieu de cette pièce, Miss Ombrelle était attachée sur une chaise, bâillonnée et blessée. Je me précipitai vers elle pour la libérer.
— Tu arrives tel un prince charmant, dit-elle d’une voix épuisée, une fois sa bouche libérée du bâillon qui y était collé, c’est vraiment mignon de ta part, mais je suppose que tu sais pertinemment que c’est un piège. Ils te veulent. Pour moi c’est déjà fini. Alors, tu devrais t’enfuir.
— Un problème à la fois, répondis-je en détachant ses mains et ses jambes.
Je la soulevai pour partir et me dirigeai vers le couloir quand des applaudissements se firent entendre. Devant nous se trouvaient dix démons bloquant l’unique accès. Le premier d’entre eux était en costume, cheveux courts noirs. Un sourire narquois flottait sur ses lèvres.
— Le fils déchu, fit le démon, le fils prodigue. Tu sais que tu nous as causé beaucoup d’ennuis. Lucifer offre un bon prix pour ta tête. Oh oui, si on t’attrape vivant ou si, par malchance, on te tue, nous serons de toute façon des héros en Enfer.
— Nous verrons ça, dis-je en déposant Miss Ombrelle délicatement au sol sans pour autant quitter le démon des yeux.
— Si tu veux récupérer ce qui t’appartient, tu ferais mieux de te bouger, lança-t-il à Miss Ombrelle.
Elle se releva, mal à l’aise, et se recula dans un coin. Je tournai la tête dans sa direction espérant un mot d’explication
— Je suis désolée, me dit-elle, ils m’ont obligée. Je n’avais pas le choix.
— Cessons les bavardages inutiles et larmoyants, hurla le démon exaspéré. ACTION !
Les démons s’élancèrent sur moi comme une meute de chiens en furie. Les coups s’échangèrent rapidement. Je pus en exorciser sept avant d’être attrapé par les trois derniers. J’étais à genoux et pendant que deux démons me maintenaient les bras avec force, le dernier se dressa debout devant moi. Miss Ombrelle était recroquevillée en boule, dans un coin de la pièce, désemparée, les larmes aux yeux. On aurait dit une enfant terrorisée.
— Maintenant on va un peu s’amuser, me fit le démon. Tu as anéanti tellement des nôtres qu’avant de te livrer, une petite vengeance s’impose. Nous allons te faire un peu souffrir. Je suis considéré comme un pro en la matière en Enfer, tu sais. J’arrive à tirer beaucoup d’informations avec peu d’outils. J’ai beaucoup d’imagination… Enfin, tu verras, tu vas adorer.
— Rends-moi ce que tu m’as promis, Alastor, lança Miss Ombrelle voulant quitter au plus vite l’endroit.
— Laisse-moi réfléchir… NON, ton âme nous appartient, et ce depuis avant même ta naissance. Tu ne la récupéreras jamais…
— Mais tu m’avais dit que, si je vous aidais à le capturer, je pourrais la récupérer.
— Je t’ai menti, vois-tu. Faire confiance à un démon, mais quelle inconscience ! Dégage maintenant, tu ne m’es plus d’aucune utilité. Profite de tes dernières années avant de venir nous rejoindre en bas.
C’était là l’enjeu de cette histoire et de cette trahison : son âme ? Quel pacte avait-elle donc passé ? Je n’avais pas le temps d’y penser. Avant tout, il me fallait me sortir coûte que coûte de cette situation. Le nommé Alastor s’approcha de moi et me saisit par la nuque. Il m’envoya son genou à plusieurs reprises dans la tête. Je ne pouvais pas réagir. J’essayais en vain, mais il ne cessait d’enchaîner les coups. Il avait l’air d’y prendre goût. Au bout d’un moment, les démons n’eurent plus besoin de me forcer à m’agenouiller, ils me retenaient légèrement dressé face à mon bourreau.
— Passons aux choses sérieuses, dit Alastor en se recoiffant et essuyant les quelques gouttes de transpiration qui perlaient sur son front. Maintenant, tu viens avec nous. Notre patron sera ravi de te voir. Une réunion de famille pour vous deux, en quelque sorte.
— Ça, ce n’est pas sûr, clama Miss Ombrelle.
Elle se dressa d’un mouvement devant le démon et lui trans-perça le ventre avec un vieux tuyau rouillé. Après quoi elle asséna quelques coups au démon de gauche qui me retenait. Je réunis mes forces, saisis à la gorge le démon de droite et l’exorcisai. Le dernier prit la fuite en voyant le renversement de situation. Pendant ce temps, Miss Ombrelle s’acharnait sur Alastor. La haine et la colère l’animaient. L’arrêtant d’un geste dans sa rage, je m’approchai du démon et m’agenouillai devant lui.
— Alors, la petite garce se rebelle, dit-il en crachant du sang. On se retrouvera en bas de toute façon. Maintenant, fais ce que tu as à faire.
Je posai ma main sur son front pendant qu’il criait. Je le renvoyai en Enfer. Une lumière blanche sortit de sa bouche et de ses yeux. À bout de force, je m’adossai à un mur pour reprendre mon souffle. La douleur n’était pas insurmontable, mais il me fallait me reposer. Miss Ombrelle s’approcha de moi et s’accroupit pour regarder mes blessures.
— Pourquoi m’avoir menti ? demandai-je. Je ne comprends pas.
— Il m’a promis qu’en échange de ta capture, il me rendrait mon âme. Je ne veux pas finir en Enfer. Je n’ai rien fait de mal, ajouta-t-elle dans un sanglot.
— Pourquoi avoir vendu ton âme ?
— Je ne l’ai pas vendue.
— Qui alors ?
— Je vais te raconter l’histoire de ma famille.
Elle retira son petit masque et là, je reconnus son visage. Son nom était Jade de Bussy de la Boissière. Son visage apparaissait sur beaucoup d’affiches en ville. Elle commença à me narrer comment sa famille en était arrivée là.
Début du XVIIème siècle, les de Bussy de la Boissière étaient une famille riche et noble dont le blason familial représentait une panthère noire sur fond bleu. Ils avaient fait fortune dans le commerce de la fourrure. Influents et respectés, ces nobles menaient une vie plus qu’aisée. Tout semblait leur sourire jusqu'à ce qu’en 1632 le conseiller royal Van Materhorn, amoureux de la douce Mathilde, femme de Stéphane de Bussy de la Boissière, décide de faire tomber ce dernier en disgrâce pour lui voler sa belle. Le conseiller utilisa tous les stratagèmes afin de discréditer la famille de Bussy de la Boissière aux yeux du peuple et du Roi. Le conseiller alla même jusqu’à assassiner le neveu du Roi et mit tout en œuvre pour faire accuser Stéphane.
Soupçonné d’attentat à la Couronne et de complot, Stéphane tomba en disgrâce et avec lui, le nom de sa famille. Abandonné par Mathilde et condamné à mort, il fut contraint à l’exil avec ses deux enfants, Aline et Charles. Il trouva refuge dans sa famille éloignée.
Anéanti, désespéré et rempli de haine, Stéphane fit appel à Lucifer avec qui il conclut un pacte. Ce pacte devait l’aider à se venger du Conseiller van Materhorn et à laver le nom de ses aïeux, garantissant richesse, renommée et longévité à sa famille. Cependant, un pacte avec les ténèbres n’est jamais gratuit et le prix à payer est terrible. Lucifer exigea de lui ce qu’il aimait le plus : l’âme de ses enfants. Mon frère, calculateur et fourbe, fit aussi courir le contrat sur chaque enfant de la famille. La peine se reportait aussi sur les descendants…
Quelques jours plus tard le conseiller mourut dans d’atroces souffrances, suite à un empoisonnement inexpliqué. Après disgrâce, abandon et exil, la famille de Bussy de la Boissière retrouva mystérieusement honneur, richesse et renommée. Malgré son destin tragique, celle-ci retrouva son titre perdu et garda, jusqu’à aujourd’hui, une grande influence.
En 1991, Marie et Marc de Bussy de la Boissière donnèrent naissance à la petite Jade. Encore une enfant maudite par mon frère. Pour tenter d’échapper à cette malédiction, Marie envoya la petite Jade en Chine pour la faire disparaître. Confiée à des moines, cette dernière bénéficia de l’enseignement des arts martiaux et de la philosophie bouddhiste. Elle apprit l’humilité, l’honneur et la bonté mais, vers l’âge de quinze ans, un envoyé de Lucifer lui annonça la disparition de ses parents et le triste et tragique destin de sa famille. Elle comprit que peu importait le lieu où elle se trouvait, son âme appartenait aux ténèbres.
Elle décida, à la suite de cette grande révélation, de rentrer chez elle pour y reprendre sa place au sein de sa famille, mais elle comptait bien récupérer son âme et laver l’honneur de ses ancêtres à tout prix. Après avoir retrouvé la maison familiale et découvert l’ampleur de son héritage, elle enquêta sur la disparition de ses parents. Son père Marc avait été assassiné dans une ruelle de la ville, tandis que sa mère était morte empoisonnée.
Elle comprit alors que, quoi qu’il arrive, il lui faudrait payer ses dettes. Elle se prépara donc pour le combat de sa vie. Le combat pour récupérer son âme des griffes de mon frère. Pour ce faire elle créa le personnage de Miss Ombrelle, une ombre aristocratique, une panthère nocturne.
Elle commença à affronter les troupes de Lucifer. Elle se mit en quête des endroits où les démons et autres créatures démoniaques avaient l’habitude de se retrouver, interrogeant tout être ayant suffisamment d’influence pour lui donner des informations concernant son âme ou remplissant des marchés afin d’obtenir des indications. Elle les pourchassait sans relâche. Elle flirtait avec le bien et le mal. Elle cherchait simplement un moyen de gagner sa liberté.
Elle souffrait profondément, car elle payait pour les erreurs de ses ancêtres et assumait les conséquences de ses actes. Elle ne s’autorisait aucun attachement d’ordre émotionnel, et selon moi, elle voulait arrêter elle-même la malédiction qui planait sur sa famille ou disparaître avec elle.
Elle me livra son histoire d’une traite, elle avait besoin de parler et d’obtenir l’attention d’une oreille compatissante. Le poids qu’elle pensait pouvoir porter seule sur ses épaules commençait à l’écraser.
Elle se pencha vers moi et m’aida à me relever.
— Nous poursuivons le même but, dis-je en me redressant péniblement. Je t’aiderai à récupérer ton âme.
— Merci, répondit-elle en baissant la tête honteusement.
Le silence s’installa entre nous pendant que nous sortions de cet endroit. Une fois dehors, elle remit son masque pour protéger son anonymat. Elle passa devant moi les yeux fixés droit devant elle.
— Ce monde est vraiment beau, fit-elle en admirant le soleil qui se levait à l’horizon.
— Oui.
— Penses-tu qu’on s’en sortira, que ce combat mènera quelque part ?
— Je ne sais pas. J’espère…
Je m’éloignai, la laissant seule devant ce spectacle qui semblait la rassurer et l’émerveiller.
Après cet épisode, lorsque nos chemins se croisèrent, malgré sa force de caractère et son incroyable détermination, je pouvais lire la même crainte dans son regard et la même mélancolie. Elle continuait à se battre avec une rage et une colère égales. Chaque coup qu’elle infligeait semblait destiné à Stéphane, son ancêtre…
Je comprenais mieux les êtres humains à présent. Certains sont animés par leur soif de liberté et leur instinct de conservation, ce qui les oblige à commettre parfois des actes dont ils ne sont pas fiers ; mais ils trouvent toujours la force de continuer. D’autres se jettent à corps perdu dans une bataille, même si l’issue de cette dernière n’est pas forcément la meilleure.
VII – Fate, le témoin du temps
L’humain court toujours après le temps qui passe, désireux de rallonger son espérance de vie, faisant en sorte que son aspect physique reste agréable le plus longtemps possible. Certains vendraient même leur âme pour vivre quelques années de plus, voire perdraient leur humanité dans cette quête de vie éternelle ; mais, au final, n’est-ce pas cette durée limitée qui rend les choses intéressantes et leur donne un sens ?
Je vais vous raconter ma rencontre avec Fate, ce personnage aussi mystérieux qu’unique. Cette rencontre s’est produite après mon combat contre l’anesthésiste. Les démons étaient calmes et peu de mes veilles nocturnes me livrèrent des proies. On pouvait pressentir que quelque chose se préparait, quelque chose qui me dépassait. La guerre ultime, le combat final se rapprochait. Certes, depuis le départ de Thalis en Enfer, Lucifer devait être occupé à régler ce problème et, donc, le monde des humains vivait provisoirement en paix. Accroupi au bord d’un toit, un samedi soir de printemps, j’observais les paisibles ruelles. Il faisait très doux. Les jeunes, de sortie avec leurs amis, couraient pour échapper à la pluie fine qui pénétrait leurs vêtements. Leurs éclats de rire emplissaient les rues, inconscients qu’ils étaient du monde caché derrière le leur. Je savourais ce moment, comme si leur gaieté pouvait déposer un voile sur les choses qui nous menaçaient. Soudain, une voix féminine me tira de mes pensées.
— Encore en train de nous observer ? Nous sommes de vraies énigmes, n’est-ce pas, voilà pourquoi nous sommes tellement intéressants… Nous nous croisons de moins en moins, toi et moi, c’est une chose à laquelle nous devons remédier.
Sa voix était douce et espiègle en même temps. Je tournai la tête, surpris, et vis Miss Ombrelle. Elle se tenait debout derrière moi, vêtue comme à son habitude d’une robe noire et de son masque de dentelle. Elle me souriait, la tête penchée sur la droite comme une enfant.
— Que fais-tu ici ? Demandai-je.
— Comme toi, j’observe le monde, répondit-elle en venant s’asseoir à mes côtés. La ville est si calme, les démons semblent de moins en moins présents. Comme s’ils avaient mieux à faire en ce moment.
— Thalis, lâchai-je dans un murmure.
— Tha… qui ? Interrogea-t-elle.
— Une longue histoire.
— Bouhhhhhh, tellement de secrets... fit-elle en agitant les mains comme pour imiter un fantôme.
J’orientai mon regard vers le bas, en direction de la rue. Je sentis Miss Ombrelle venir, sans prévenir, se blottir contre moi et poser sa tête sur mon épaule.
— Tu crois qu’on survivra à la guerre ? me demanda-t-elle soudain, déprimée.
— Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est que nous devrons nous battre pour ce monde et pour eux, fis-je en désignant les jeunes du menton.
Après ces mots un doux silence s’installa entre nous, comme si le temps pouvait s’arrêter. Mon regard se porta sur un homme dans la rue, vêtu d’un costume noir. Il devait avoir une vingtaine d’années. Il leva la tête vers moi, me regarda puis sortit de sa poche une montre à gousset, la remonta puis l’ouvrit pour regarder l’heure. Il releva à nouveau la tête vers moi et me salua. Je voulus me lever pour le suivre, mais suspendant mon geste, je vis que tout, autour de moi, était comme figé. La pluie ne tombait plus, les gouttes étaient stoppées dans leur chute. Miss Ombrelle était immobilisée dans la position dans laquelle elle était pelotonnée, appuyée comme si j’étais encore à côté d’elle. Les gens dans la rue étaient aussi statufiés, arrêtés dans leur mouvement, et me donnaient l’impression d’être le seul être vivant de la planète. Le monde entier semblait être figé dans l’instant.
Je sautai du toit de l’immeuble afin de pouvoir poursuivre cet homme étrange. En atteignant le sol je me mis à courir dans la direction vers laquelle ce personnage si particulier avait disparu. Qui était-il ? Et surtout pourquoi avait-il fait ça ?
En tournant au coin d’une rue ma course s’arrêta net. Les trottoirs étaient bondés de gens qui ne bougeaient pas. Sur la route, des voitures figées occupaient les deux bandes de circulation. Au milieu de la chaussée, incongrue, une porte d’un blanc immaculé dans son encadrement se dressait, mystérieusement close devant moi. Je m’avançai vers ce qui semblait ouvrir sur une autre réalité. Je la contournai pour voir l’arrière, tant la situation me paraissait surréaliste. Il n’y avait rien à part cette porte qui avait surgi de nulle part.
Ma main se posa sur la poignée et je l’ouvris. De l’autre côté, je découvris un décor blanc étincelant, comme si cette porte menait sur un autre endroit en dehors du monde des humains. À cet instant précis je ne me posais aucune question. Je n’avais pas réfléchi, j’avais juste franchi le seuil. La pièce dans laquelle je me retrouvais était grande et marbrée, lumineuse comme si nous étions en pleine journée.
J’entendis la porte se refermer derrière moi, mais le temps de me retourner, cette dernière avait déjà disparu laissant à présent la pièce se dévoiler devant mes yeux. Je ne pouvais pas voir les murs, ni même voir autre chose que la lumière rayonnante se refléter sur ce sol marbré. Je fis quelques pas et les entendis résonner pendant un long moment. Je me déplaçai tout droit ou du moins ce qui me semblait l’être. Au bout de quelques minutes, je vis apparaître une porte noire devant moi. La poignée ronde, cuivrée, était vieille et ouvragée. La porte était posée au milieu de la pièce dont je ne pouvais apparemment pas atteindre les murs.
Je tournai la poignée et de l’autre côté du seuil, je découvris un couloir. Changeant complètement d’environnement, les murs de cette nouvelle pièce étaient blancs, ornés de tableaux et de miroirs, un grand tapis de plusieurs mètres de long était posé au sol et un autre couvrait le plafond. Ce couloir conduisait à plusieurs portes en bois : sept de chaque côté. J’entendis un grincement et lorsque je tournai la tête l’ouverture avait disparu, laissant à sa place un mur blanc avec un tableau représentant un bébé, lequel tenait une montre à gousset dans la main. Cet enfant avait un regard très sage, semblable à celui d’un ancien qui aurait déjà trop vécu. L’expression dans ses yeux ne correspondait pas à son apparence de nouveau-né.
Je tournai la tête vers le couloir. J’avançai à pas discrets afin d’éviter de faire trop de bruit lorsque la porte du fond à gauche s’ouvrit et qu’un vieillard en costume noir sortit. Il devait avoir un âge bien avancé. Un peu voûté, les cheveux entièrement blancs, il semblait fatigué.
— Je t’attendais très cher ami, fit le vieillard en sortant sa montre à gousset. Tu es en retard, ou en avance selon le point de vue.
— Qui êtes-vous, vieil homme ? demandai-je, intrigué.
— Je suis un ami, retiens déjà cela. Je voudrais seulement comprendre ce que tu fais ici, tu ne devrais pas être parmi les humains, ce n’est pas ta place.
— Pourquoi avoir arrêté le temps ?
— Il fallait que j’attire ton attention sans altérer le cours des choses, je n’ai pas trouvé mieux. Enfin, suis-moi, je vais mettre un costume dans lequel je serai un peu plus à l’aise.
Le vieillard se retourna et repartit. Je me précipitai à sa suite. Je franchis la porte en trombe et retrouvai un décor familier. J’étais de retour chez moi au Paradis. Une lumière douce et réconfortante nous enveloppait.
— Tu reconnais cet endroit ? Fit-il.
Je me retournai et vis un adolescent de quinze ans tenant également une montre à gousset dans la main gauche.
— Pardonne ce changement d’apparence mais il est plus facile pour moi d’être dans ce genre de corps, me dit-il.
— Nous sommes au Paradis, répondis-je avec nostalgie.
— Oui, mais regarde bien.
Je perçus des bruits au loin et me retournai afin de les identifier. Je me vis, et cela me parut si loin déjà, à l’entraînement. J’avais les ailes déployées. Gabriel, mon mentor, mon grand frère, m’entraînait. Il avait l’air si fier de moi, en ce temps-là. Je ne voulais que son approbation, devenir plus fort, comme lui, et être aussi fidèle que lui à la volonté de Père.
— Est-ce réel ? Demandai-je.
— Oui, mais tu ne peux agir sur ce souvenir, me répondit le jeune homme. Nous visitons le passé. Je voudrais que tu m’expliques. Pourquoi t’a-t-on laissé descendre ?
— Je ne sais pas, répondis-je avec une voix tremblante.
La vue de cette scène avec Gabriel m’emplit de tristesse. Je devais l’avoir déçu en chutant du Paradis. Il devait se sentir trahi.
— Apparemment, nous ne trouverons pas la solution ici. Viens avec moi, nous allons ailleurs.
À ces mots je détournai mon regard de cette scène touchante pour regarder le jeune homme. Au lieu d’un adolescent je me retrouvai face à l’homme que j’avais vu dans la rue. Il avait ouvert sa montre à gousset et regardait l’heure par l’encadrement de la porte en bois par laquelle nous étions arrivés. Je me retournai vers lui et franchis le seuil afin de regagner le couloir dans lequel je me trouvais peu avant.
— Mais qui es-tu à la fin ? demandai-je légèrement excédé.
— Qui je suis importe peu, répondit l’homme. Mon nom est Fate. Je suis le témoin du Temps. J’ai le droit d’aller et venir à ma guise dans le temps, mais je n’ai pas d’emprise sur les choses. Je ne peux influer sur la vie des humains, mais apparemment, je ne peux influer sur toi.
— Qu’attends-tu de moi ?
— Je veux comprendre pourquoi tu es ici. Je veux également te poser une question. Regrettes-tu ton choix ?
Surpris, je ne pus répondre. Étais-je vraiment heureux de ce choix ? Tout cela avait-il un sens ? Pourquoi Fate me portait-il un tel intérêt ?
— Nous allons essayer cette porte, me dit-il en me montrant du doigt un autre accès du couloir.
La porte dévoila un décor qui se consumait. Il faisait très sombre tandis qu’une scène apocalyptique se déroulait sous mes yeux. Des ruines dressaient leur silhouette fumante tout autour de nous. Des bâtiments ravagés par le feu constituaient un décor infernal. Des cadavres carbonisés jonchaient les gravats. Les flammes semblaient tout dévorer. Dans le ciel s’élevaient des nuages de fumée noire.
— Où sommes-nous ? demandai-je.
— Dans un futur proche, je crois, répondit-il. Voilà à quoi ressemblerait l’avenir si tu n’étais pas là, si tu n’étais pas venu sur Terre, si tu n’avais pas chuté. La guerre contre Lucifer et son résultat. Tu n’es pas sans savoir que Lucifer prévoit une attaque bientôt ?
— Un futur proche si je n’avais pas été là, la destruction et la douleur. Voilà pourquoi je suis descendu ! Père n’a jamais réagi, pourtant les humains souffraient. Ses propres enfants comme nous, les anges, il les laissait dépérir. C’est pour éviter cela que je suis descendu.
Au milieu des cadavres, je vis le corps de Miss Ombrelle. Morte écorchée sur un champ de bataille. Je tombai à genoux face à son corps. Son regard était vitreux, de sa bouche sortait du sang. Je posai ma main sur ses paupières afin de les refermer, son corps était si froid. Des larmes commencèrent à perler sous ma capuche et tombèrent au sol. Plus rien ne tenait debout. Mais où étaient passés les guerriers ? Je cherchai des yeux des soldats, mais n’en trouvai pas.
— Lève la tête ! m’ordonna-t-il d’un ton autoritaire.
Le ciel n’était que nuages et, à intervalles presque réguliers, des éclairs les traversaient. Au travers des nuages on pouvait distinguer des ombres hostiles. Après quelques secondes d’observation, je compris : des anges se battaient. Les éclairs correspondaient aux chocs de leurs épées. Les anges, ailes déployées, combattaient des hordes de démons. Je regardai autour de moi pour déterminer leur provenance. Une bouche de l’Enfer en forme de volcan les déversait.
— La guerre est proche, m’assura-t-il.
Je me retournai et vis un bébé tenir une montre à gousset dans ses deux petites mains. Un costume noir à sa taille lui servait d’habit. C’était l’enfant du tableau, avec le même regard.
— Qui es-tu réellement ? demandai-je une fois encore.
— J’ai déçu quelqu’un il y a bien longtemps. Mes choix ne furent pas les plus judicieux et depuis, je n’ai plus été capable d’influer sur le monde des hommes ni sur leurs vies. Comme une malédiction que l’on m’aurait jetée. Je les observe depuis que le monde est monde. Je devais comprendre la valeur des vies humaines afin de savoir ce qui m’était arrivé. Leurs existences passent en un clin d’œil pour nous, les immortels, mais c’est ça qui les rend si exceptionnelles et si précieuses.
— Et moi dans tout ça ?
— Je voulais tenter de comprendre pourquoi tu étais là, ce que tu faisais ici. Je voulais te prévenir également de ce qui t’attendait.
— Pourquoi m’aides-tu ainsi ?
— Parce que, comme toi, j’ai jadis fait un choix que je regrette aujourd’hui et je désire t’aider dans ta quête qui me semble juste. Je ne suis pas ton ennemi. Viens, allons ailleurs.
L’enfant se leva sur ses petites jambes et avança vers la porte en bois. Cette dernière nous ramenait dans le couloir. La porte se referma derrière moi et me laissa glacé d’horreur après cette vision, ce monde anéanti. Un grincement me sortit de mes pensées. Fate prit alors sa montre, l’ouvrit et regarda l’heure.
— Nous ne sommes pas en avance, dit-il. Viens, notre voyage touche à sa fin.
— Où allons-nous maintenant ?
— Une surprise. J’aime les surprises. Porte-moi, avec mes petites jambes je ne vais pas bien vite.
Je me baissai pour ramasser Fate et le pris dans mes bras. Il souriait comme si ce qu’il y avait derrière la dernière porte allait guérir tous les maux. Je franchis le seuil et là, le décor changea à nouveau. Il faisait nuit, nous étions au bord d’un lac. Un magnifique champ de fleurs s’étendait devant nous. L’eau du lac semblait si bleue et si douce. En regardant aux alentours, je découvris que nous étions dans une vallée. C’était splendide. Un havre de paix des plus secrets et des plus purs. Fate devenait de plus en plus lourd et, lorsque je baissai les yeux vers lui, il n’était plus un bébé, mais à nouveau un vieillard.
— Tu peux me déposer maintenant, tu sais. N’est-ce pas magnifique comme décor ? Ne sens-tu pas cette légèreté et cette pureté dans l’air ?
Je le plaçai au sol et m’émerveillai du reflet de la lune sur le lac. Ensuite, je vis Fate s’avancer vers le champ de fleurs. Ce spectacle était d’une grande beauté.
— Voilà ce que je voulais te faire voir, me dit-il en riant.
— Pourquoi me montrer ça ? Demandai-je.
— Parce que c’est pour ça que tu dois te battre et gagner, c’est pour ça que tu dois vaincre. Lucifer n’hésitera pas à corrompre toutes les œuvres de ton Père.
— Qui es-tu vraiment ?
— Seulement Fate, dit-il avec un sourire amusé. Savoir qui je suis ne te servira à rien, retiens seulement que tu devras te battre pour tout ceci. Fais-le pour eux, pour ton Père et pour moi.
Fate prit une grande inspiration en fermant les yeux, comme s’il se rassasiait de l’air ambiant. Puis, il sortit sa montre et regarda l’heure. Il la rangea en grimaçant, déçu.
— Il se fait tard, fit-il en regardant la lune. Il va falloir y aller.
— Aller où ?
— N’oublie pas qui tu es et ce que je t’ai dit, dit-il en posant les mains sur mes épaules. Ce monde est important ; ce que Père a accompli est important ; ce que tu as accompli est important. N’oublie pas.
— Quelle est la suite des événements ?
Il me regarda, leva la main gauche, sourit et claqua des doigts.
— Tu ne réponds pas à ma question ? me fit Miss Ombrelle.
J’étais revenu sur le toit de l’immeuble. Miss Ombrelle avait toujours la tête posée sur mon épaule. Les gens et les voitures animaient la rue.
— Quelle question ?
— Si nous allions survivre à cette guerre ? répondit-elle en soupirant.
A ces mots, les images de la Terre dévastée me revinrent en tête. Les corps et les ruines.
— Je ne sais pas, mais la guerre est proche et je sais qu’il faudra se battre pour sauver ce monde.
Miss Ombrelle ne répondit pas et resta quelques minutes encore blottie contre moi. Comme si ce moment pouvait tout arranger. Un besoin de réconfort avant la suite. Fate m’avait fait revenir à des instants précédant notre rencontre. Tout cela avait-il été réel ou pas ? Peu importait, je savais désormais que ma place était ici. Je savais maintenant que tout ce que j’avais accompli avait un sens, un but, et que celui-ci était juste.
VIII – Le retour de l’anesthésiste
Lors de ma première rencontre avec l’anesthésiste, les choses n’avaient pas tourné en ma faveur. Je devais le retrouver. Il n’était pas un simple démon de basse classe, mais plutôt l’égal du chien de l’Enfer. Il était de ceux qui ne sont animés que par les motivations les plus sombres, de ceux qui aiment la destruction et le chaos et en demandent toujours plus.
Quelques semaines s’étaient écoulées depuis mon entrevue avec ce dangereux personnage. Je parcourais la ville à la recherche d’indices qui pourraient me conduire à lui. Je pensais qu’il n’était pas du genre à fuir ou à se cacher longtemps. Il devait préparer quelque chose de bien plus grand. Je ne savais pas quelles étaient ses ambitions au fond, mais je devais absolument les comprendre et enrayer ses plans au plus vite.
En parcourant le quartier des docks, je me retrouvai face à un spectacle d’une horreur sans pareille. Quatre corps gisaient au sol. Ils avaient tous en commun une étrange couleur verdâtre et de la mousse sortait de leur bouche. Je pus remarquer sur plusieurs corps des trous, cinq en l’occurrence, au niveau de la gorge. Il devait les avoir empoisonnés. Tous pointaient une direction du doigt : un abattoir au loin. Au sol, on pouvait lire en lettres de sang : « Quand le poison apparaît, l’anesthésiste renaît ». Je pouvais sentir le piège se resserrer autour de moi comme une corde autour de la gorge d’un pendu. Il semblait dangereux d’y aller, mais avais-je le choix ? À la vue des quatre cadavres, la réponse était inévitable. Je devais l’arrêter dans les plus brefs délais.
Je pus aisément reconnaître le lieu où l’on m’attendait, car au-dessus de l’entrée de l’abattoir se trouvait un homme crucifié, la tête tombant en avant et entièrement vidé de son sang. Le pauvre avait dû souffrir énormément avant de mourir. Je regardai avec dégoût l’immense flaque de sang au sol, juste en dessous de lui. Il était percé sur le flanc droit et du trou béant dans sa chair coulait le liquide rouge. Laissant cette horreur derrière moi, j’entrepris de rentrer dans l’abattoir où j’étais apparemment attendu. La porte métallique grinça en s’ouvrant et résonna dans tout le complexe. Quelques lumières étaient allumées, des tubes néon au plafond, me permettant de découvrir distinctement toute la surface de l’abattoir. Devant moi s’étendaient des centaines de cadavres de bêtes, pendant à des crochets, retenus par des chaînes reliées au plafond. L’air était froid, l’endroit était réfrigéré et sentait la mort. Les tas de viande étaient alignés sur quelques mètres. Soudain, j’entendis un son de maillon métallique grincer au milieu de ce silence. Mon regard se porta dans cette direction. Je pus voir une des carcasses accrochées se balancer au loin. Je me faufilai entre les corps des bovins pour arriver à la source du grincement et soudain, je sentis une légère douleur dans mon dos. Je fis volte-face et ne vis que les cadavres des animaux se balançant de gauche à droite après mon passage, mais les lumières commencèrent à modifier leur couleur. Toute la pièce changeait de teinte et virait au vert. Du long des murs, du sang commençait à perler. Les restes des animaux accrochés devinrent d’inquiétantes ombres. La sensation de danger imminent m’oppressait de plus en plus quand un rire sardonique se répercuta dans la pièce.
— Je t’ai eu ! Je t’ai eu ! claironna-t-il au loin.
— Où es-tu ? Pourquoi fais-tu cela ? Hurlai-je.
— Parce que j’aime ça. Le seigneur Lucifer m’a offert une seconde chance, alors pourquoi pas ?! Tu as l’air tout perdu, cher ange. Lors de notre première entrevue, j’aurais dû t’achever, tu n’aurais pas dû t’en sortir. Tu n’aurais pas dû… du tout. Alors bientôt, ce sera fini, tout finira ce soir.
Au fur et à mesure qu’il parlait, mes sens devenaient de plus en plus approximatifs. La tête me tournait et ma perception était totalement déréglée. Je cherchai à le situer, mais je ne vis que des tas de viande qui se balançaient puis, au milieu de cette confusion, je pus apercevoir son bras avec toutes ses seringues. Son bras à moitié mécanique dans lequel coulait le poison. C’était le don que Lucifer lui avait fait.
— Quel est ton but ? criai-je. Que cherches-tu à faire dans ce monde ?
— Tu n’as pas encore compris ? s’exclama-t-il. Je ne suis là que pour toi. Lucifer ne veut que ta tête et, si possible, sur un plateau d’argent. Je ne suis ici que pour te détruire. Ces hommes que j’ai tués, ce n’était pas mon art. Ça, c’était juste pour attirer ton attention. Juste pour te torturer. Tu es une proie, un trophée que je pourrai offrir à Lucifer. Il ne parle que de toi, tu sais. Tu es sa principale préoccupation mais, maintenant, je suis là et je vais arranger ça.
À ces mots, il surgit devant mes yeux. La drogue qu’il m’avait injectée troublait ma vue. Il paraissait plus grand et ses yeux semblaient encore plus haineux. Son masque de chirurgien cachait sa bouche et une partie de son visage. Ses yeux rouges injectés de sang criaient « destruction ». Me retournant, je commençai à ramper vers la sortie. Mon corps me semblait lourd et irrémédiablement attiré par le sol. Je cherchai vainement des prises pour pouvoir me hisser, mais je finis par tomber.
— Oh, oh ?! entendis-je. On rampe pour se sauver ! Mais ce n’est pas bien, ça. D’ici quelques instants, tu perdras connaissance, mais avant, tu vas sentir tout ton corps s’engourdir, si ce n’est déjà fait, puis tu vas te sentir partir.
— Tu ne m’auras pas !
Je rampai pendant qu’il me parlait et qu’il tournait autour de moi. Mes bras devenaient de plus en plus lourds. Le son de sa voix devenait un bruit déformé résonnant dans ma tête. Je me battis pour avancer jusqu’à mon évanouissement.
Lorsque mes yeux s’ouvrirent, ce fut à cause d’une douleur immense qui me transperçait. Un hurlement s’échappa de ma bouche.
— On se réveille, il était temps, fit mon bourreau.
Je reprenais mes esprits malgré la douleur. Mon épaule droite était transpercée par un crochet auquel on suspendait les cadavres des bêtes en attente de découpage et dépeçage. Mes pieds ne touchaient plus le sol. Je saisis le crochet avec mon bras gauche, afin de me soutenir et d'éviter à mon épaule de se déchirer. La souffrance se propageait trop vite malgré mon geste. Pendant mon supplice, l’anesthésiste se déplaçait autour de moi en jubilant. Je pouvais l’entendre ricaner comme un dément. Je me tournai pour tenter de le suivre du regard. En me balançant, je fis grincer la chaîne à laquelle j’étais attaché.
— On dirait un ver accroché à un gros hameçon, fit-il en ricanant.
— Qu’est-ce que tu veux… ?
— Moi, rien de particulier. Je vais juste te torturer et t’injecter divers hallucinogènes afin de rendre ce moment encore plus délectable. Nous allons nous amuser, tous les deux. Toute cette histoire me donne en plus envie de danser. Et toi ?
Il m’attrapa par la veste et tira dessus afin de me faire tourner sur moi-même. Mon corps suivit le mouvement et la douleur se fit de plus en plus forte. Il dansait autour de moi avec un grand sourire jubilatoire. Puis il s’arrêta net et me regarda, empreint d’une expression digne de la folie elle-même. Il se rapprocha d’un bond. À ce moment précis, je pus voir son bras s’approcher de moi armé de ses doigts en seringues. Ces dernières étaient remplies d’un liquide vert fluorescent apparemment drainé par les tuyaux qui longeaient son bras.
— Ce produit devrait être extrêmement douloureux, dit-il. Je voudrais le tester sur toi. Une invention de mon cru. Nous avons le temps avant l’arrivée de mon Maître.
Je sentais le sang chaud s’échapper de mon épaule et dégouliner sur mon bras avant de s’écraser sur le sol. Je réalisai aux mots de mon interlocuteur que Lucifer allait venir. Il me fallait sortir de là au plus vite. Je sentis ensuite les aiguilles se planter une à une dans ma chair. D’un rire malsain, mon tortionnaire injecta son produit dans mes veines. Je le sentais parcourir chaque centimètre de mon système sanguin. Mes artères me brûlaient, ma tête était en ébullition. Chaque seconde me semblait durer des années.
— Alors, qu’en dis-tu ? me demanda-t-il joyeusement. Tes veines doivent atrocement brûler comme si des braises liquides se baladaient en toi.
La douleur était si intense que mon corps tout entier se contractait. Des spasmes m’agitaient. Je tenais de ma main gauche, le plus fermement possible, la chaîne à laquelle mon corps meurtri était suspendu, comme si c’était la dernière limite avant de sombrer complètement dans la folie.
— Après les contractions musculaires, tu vas commencer à te sentir tiré en arrière comme si un poids s’était ajouté à ton corps, expliqua-t-il d’un air pédagogue. D’ici peu, ce sera l’évanouissement, suivi, malgré la douleur, d’un sommeil profond.
Peu à peu, mes yeux se fermaient tandis que l’étreinte à laquelle je me raccrochais disparaissait doucement mais, au milieu de ce chaos, je pouvais entendre une voix que je connaissais. Comme si quelqu’un m’appelait à travers ce cauchemar.
— Mon frère, disait la voix. Je te surveille depuis si longtemps sans intervenir. Reprends tes esprits.
J’ouvris les yeux. Je me trouvais dans une grande pièce aux murs d’un blanc des plus éclatants et des plus purs. Ils semblaient d’une autre époque. La lumière qui s’en dégageait en était même aveuglante. Je palpai mon corps à la recherche du crochet enfoncé dans ma chair, mais je ne le trouvai pas. Je regardai autour de moi, tentant de trouver l’origine de la voix. Et soudain mes yeux le virent. D’une beauté majestueuse, aussi pure que le cristal. Il était comme dans mes souvenirs. Grand aux courts cheveux clairs, et aux formes androgynes. Dans ses yeux bleus, je pouvais voir toute la sérénité de l’existence. Je soufflai un nom : « Gabriel ».
— Tu ne m’as pas oublié, dit-il dans un sourire compatissant. Depuis ton départ, je t’observe et reste à tes côtés ma façon. Père refuse que l’on descende, mais je ne peux m’empêcher de t’observer.
— Comment pourrais-je t’oublier mon frère ? m’exclamai-je. Où sommes-nous ? Qu’est-ce que je fais ici ?? Je suis en danger, l’anesthésiste me tient. Est-ce encore une de ces hallucinations ?
— Oui et non. Tu es dans une hallucination, mais je suis réel. C’était le seul moyen de rentrer en contact avec toi sans pour autant désobéir à Père. Tu dois te battre, mon frère. Rappelle-toi pendant la Grande Guerre. Tu étais le plus fidèle de mes subordonnés. Encore une fois, tu dois faire preuve de courage et me faire confiance. Je ne vais pas te retenir longtemps. Lucifer arrive. Le moment est bientôt venu pour la grande bataille. Nous serons à tes côtés ce jour-là, mais tu n’es pas encore prêt, et le temps n’est pas encore venu. D’ici là, ne meurs pas, tu es important. Réunis toutes tes forces et décroche-toi de là.
— Attends, Gabriel ! ATTENDS !
Ma voix retentit dans la pièce blanche. Gabriel s’évanouissait dans l’air et l’anesthésiste prit doucement sa place. La pièce d’une blancheur éclatante s’estompa pour laisser place l’abattoir aux murs couverts de sang. Au fur et à mesure que le décor changeait, la douleur me regagnait. Comme par réflexe, je saisis la chaîne et commençai à tirer dessus pour hisser mon corps et pouvoir enfin me défaire de la morsure du crochet. Je le sentis sortir de mon épaule.
— Non ! Pas encore ! hurla l’anesthésiste. Tu ne peux pas ! Ce n’est pas possible ! Tu devrais être inconscient. Je vais t’injecter encore une dose, tu vas voir.
— Tu ne m’auras pas, saleté de douleur ! hurlai-je de tout mon être.
Je réussis, dans un effort incroyable, à me dégager de l’étreinte du crochet. Mon épaule droite était pendante, meurtrie et ensanglantée. L’anesthésiste se rua vers moi les seringues en avant, mais au même instant, je déployai mes ailes. Il s’arrêta net dans son élan, me regarda et courut en direction de la pièce voisine. Je me précipitai à sa poursuite. La douleur nourrissait ma motivation. Je l’utilisai pour le poursuivre. Je me ruai vers la double porte qui menait à la pièce suivante. Je poussai les doubles battants et tombai sur une salle semblable à une grande chaufferie. Sûrement le système de réfrigération de l’abattoir. Des tuyaux parcouraient les murs dans tous les sens, laissant s’échapper par alternance des jets de vapeur. Le sol était formé de passerelles grillagées dévoilant plusieurs étages. Les rambardes en aluminium m’arrivaient à hauteur de ventre. Je pouvais entendre mon tortionnaire ricaner au loin. Je cherchai des yeux le lieu d’où provenait le son. J’avançai au milieu des allées parcourues de tuyaux, en scrutant les alentours. La douleur que mon épaule m’infligeait se faisait de plus en plus lancinante.
— Cherche-moi, cria-t-il en s’esclaffant. Cherche-moi. Tu adoreras cela !
Sans répondre à ses provocations, je poursuivis ma progression à la recherche de cette immonde créature. J’avançais lentement lorsqu’un jet de vapeur glacée me toucha. Je reculai, désorienté. L’anesthésiste en profita pour sortir de l’ombre. Il se jeta sur moi, ses aiguilles en avant. Je bloquai sa main, mais il me fit tomber au sol. J’étais allongé sur le dos et tandis qu’il tentait de me toucher avec ses seringues. Il mit tout son poids sur sa main me forçant à redoubler d’efforts pour le retenir.
— Tu n’y couperas pas, mon ami ! fit-il. Je vais te faire souffrir et tu regretteras amèrement ta chute.
— Nous verrons ça, rétorquai-je, m’esquivant en roulant sur le côté.
Ses seringues se prirent dans le sol grillagé de la plate-forme. Je me relevai et lui assénai quelques coups de pied. Sa main étant bloquée, il n’eut d’autre choix que d’encaisser. Au bout de trois attaques, il parvint à se dégager. Il se rua vers moi en hurlant. J’esquivai l’assaut. Il passa au-dessus de la rambarde, la main en avant, et alla s’écraser à l’étage inférieur dans un grand fracas. Je me retournai pour voir son état. Allongé sur le dos, il était transpercé par un tuyau au niveau du flanc gauche. Il était immobilisé.
— Ce n’est pas ma fin, dit-il en crachant du sang à travers son masque. Je t’aurai à notre prochaine rencontre. Mais d’ici là, je vais un peu me reposer, je crois. Je suis fatigué, exténué. Je prendrais bien un verre d’eau…
Sur ces dernières paroles, ses yeux se fermèrent et tout signe de vie quitta son corps. Son costume de chirurgien était passé du vert hôpital au rouge sang. Ses yeux habituellement écarlates devinrent vitreux. Je cherchai le moyen de descendre afin d’aller le retrouver. Au bout de l’allée se trouvait un escalier menant au niveau inférieur. Je m’y précipitai malgré ma blessure. Arrivé à l’endroit de sa chute, son corps avait disparu. Il ne restait que du sang répandu aux alentours. Je le cherchai des yeux, mais ne trouvai rien pouvant expliquer sa disparition. Soudain, je perçus des sons comme celui d’une canne et de bruits de pas. Je me retournai et distinguai, au bout de l’allée, au milieu de la vapeur, un vieil homme vêtu à la mode de la bourgeoisie début XIXème siècle. Il était coiffé d’un haut-de-forme et un monocle masquait son gauche. Il paraissait maigre, voire squelettique. Un sourire diabolique apparut sur son visage. Soudain, je réalisai et je lui criai avec toute ma haine : « Lucifer ?! »
— Nous nous retrouverons très vite mon frère, dit-il très calmement, un sourire aux lèvres. Ta chute est pour bientôt, rassure-toi. Mon avènement est proche.
Il disparut dans un jet de vapeur. Je tombai sur les genoux dans un grand fracas, fatigué, exténué. La guerre contre mon frère commençait. Des jours sombres m’attendaient. Lucifer ne s’arrêterait pas avant d’avoir un résultat définitif, bon ou mauvais. Les choses allaient empirer…
IX – Face à face
La ville vivait calmement, malgré la présence des démons. Je l’admirais depuis le chantier abandonné. Dans cette partie de la cité, le silence régnait. Ces lumières sur le drap noir de la nuit me faisaient penser à des diamants sur un voile de velours. La circulation des voitures était semblable au flux sanguin d’un cœur humain. Ces dernières semaines, je cherchais un moyen d’avoir des informations sur ce qui se passait en Enfer. Des présages de fin du monde étaient apparus, tels que plusieurs enfants nés sans paupières, des tremblements de terre, des orages magnétiques… Certains humains sentaient la fin approcher, mais les autres les prenaient pour des fous et passaient leur chemin. Les prophètes, à une certaine époque, étaient importants et influents ; de nos jours, ils étaient enfermés dans des asiles et, là, bafoués. Leur don devenait un fardeau.
Malgré tous ces bouleversements, aucun démon ne voulait me donner d’indications sur les prochaines actions de Lucifer. J’en interrogeai un bon nombre, sans succès, mais ils semblaient tous très nerveux. Quelque chose d’important se préparait, c’était certain.
En reprenant le chemin du centre-ville, je fus attiré par des cris provenant de l’église Sainte-Carine située près des bas quartiers. Je me postai sur le bâtiment lui faisant face afin de mieux observer la situation. Plusieurs religieuses sortirent de l’église en hurlant. Certaines tombaient au sol, paniquées, leurs visages trahissant une seule et même expression : la peur.
Je regardais les sculptures qui ornaient la façade de l’église. Les gargouilles semblaient plus impressionnantes qu’en temps normal. La grande porte était à l’abri sous une arcade, au-dessus de laquelle une grande statue de la Vierge pleurait des larmes de sang. Je devais découvrir ce qui se passait : tout cela n’augurait rien de bon.
Je descendis du toit afin de pénétrer dans l’église. Les sœurs étaient à genoux, en prière, devant les marches qui menaient à ce lieu saint d’où les fidèles sortaient en criant. Je m’avançai au milieu des croyantes lorsque l’une d’elles attrapa mon bras.
— N’y allez pas, c’est l’œuvre du Diable, mon fils, me dit-elle paniquée.
Je me retournai et l’observai. Son regard se perdit dans le noir sous ma capuche. Elle cherchait mon visage, sans le trouver, puis elle comprit qui j’étais. Elle s’agenouilla devant moi et commença à prier en me tenant la main. Je la lâchai afin de me diriger vers les portes de l’église. Les fidèles se ruaient encore hors de l’édifice en hurlant alors que je marchais à contresens afin de rentrer. Je les regardais fuir, terrorisés.
Les deux énormes portes en bois étaient ouvertes. Je pénétrai dans la sainte bâtisse. Les vantaux se refermèrent derrière moi, résonnant à travers tout l’édifice. L’église s’élevait, haute et majestueuse. Les bancs pour les fidèles étaient alignés, tournés vers l’autel qui se dressait face à moi, à l’autre bout du bâtiment. Au-dessus de l’autel, une grande rosace projetait ses éclats multicolores. Dans chaque pétale apparaissait le visage d’un Saint tandis qu’au centre, la douce présence de Marie protégeant son enfant invitait à la quiétude. Douze imposants piliers échelonnés dans l’église soutenaient la grande voûte. Contre les murs, dans les nefs latérales, se dressaient des statues de saints.
Une grande sculpture de la Vierge, à gauche de l’autel, devait bien mesurer trois mètres de haut. Cette dernière pleurait également des larmes de sang. De part et d’autre de cette statue se trouvaient des brûloirs. Les bougies qui y étaient déposées crachaient des flammes hautes de trente centimètres. Je progressai au milieu de la nef centrale, en direction de l’autel, au-dessus duquel la croix énorme rappelait à tous le sacrifice du Messie. Chacun de mes pas résonnait dans cet immense espace.
Le sol se mit soudain à trembler. Des ricanements se faisaient entendre partout autour de moi. À gauche, à droite, ma tête suivait ces rires afin de trouver leur source. Les bruits cessèrent et finalement, mon attention fut retenue par un son de canne frappant le sol. Je fis volte-face et vis Lucifer devant les portes de l’église, vieillard voûté appuyé sur sa canne. Il portait toujours son grand haut-de-forme et son monocle était rivé à l’œil gauche. Il était toujours squelettique, son visage ridé et usé. Derrière lui, je pouvais entrevoir l’ombre de ses ailes déployées semblables à celles des chauves-souris. Elles étaient gigantesques, impressionnantes, terrifiantes… Il se planta face à moi.
— Bonjour mon frère, dit-il en souriant. Ça fait un moment que je désirais te parler. Comment vas-tu ?
— Comment oses-tu, Lucifer ? Tu ne mérites que la mort après tout ce que tu as fait. Tu n’as aucune morale. Tu bafoues le travail de Père.
— Le travail de Père ? Mais je te rappelle que c’est lui qui m’a précipité dans les abîmes. Tout ça, parce que je refusais de m’incliner devant des êtres faibles. Les humains sont des animaux, je cherche seulement à le prouver à Père.
— Ce ne sont pas des animaux, certains sont dotés d’une grande passion et d’une grande foi. Tu les bafoues, tu les guides vers les ténèbres. Si tu n’étais pas là, ils s’en sortiraient beaucoup mieux.
— Vraiment ? Tu ne pourras jamais exterminer le mal, petit frère. Il fait partie de leur cœur. Entre bien et mal, entre haine et amour, le choix leur appartient, quoi qu’il arrive. Moi, je leur suggère simplement une voie, une issue. S’ils étaient si vertueux, ils me diraient non, tu ne crois pas ? Je ne me sers que de leur faiblesse.
— De leur faiblesse peut naître une force, ils peuvent encore être sauvés, certains le méritent. Certains ont des idéaux. Certains t’ont déjà vaincu alors que tu les tentais, tu n’es rien d’autre qu’un fuyard.
— Comment peux-tu ? cracha-t-il. Rappelle-toi que tu es aussi un déchu. Enfin, tu as déjà réfléchi à ce que tu as fait ? Tu as fait comme moi. Tu as renié Père.
À peine eut-il achevé sa phrase, que je me précipitai vers lui, le poing brandi en avant. Juste avant de l’atteindre, il leva la main gauche, la paume vers moi et je fus arrêté dans mon élan comme si une force invisible m’empêchait de faire le moindre mouvement. Il fit ensuite un simple geste de la main qui déclencha une vive lumière blanche et je me retrouvai expulsé dans les rangées de bancs.
— Père ne m’a jamais compris, hurla Lucifer. Je l’aimais de tout mon être, mais je ne pouvais pas me résoudre à me plier à des mammifères. Nous leur sommes supérieurs. Nous sommes plus forts, nous sommes immortels, nous pouvons les écraser. Ils devraient nous vénérer et se plier à la moindre de nos exigences. Au lieu de ça, Père m’a retiré la plupart de mes pouvoirs sur Terre, afin que je ne puisse pas les blesser. Et il m’a condamné aux Enfers. Moi, celui qui apporte la Lumière. Moi, le plus beau des anges.
— Tu te trompes… Et Père a eu raison de t’envoyer en Enfer, répondis-je en me relevant péniblement au milieu des bancs. Tu ne lui as pas fait confiance. Toute cette guerre a commencé à cause de toi, tu as massacré bon nombre de nos frères sans remords. J’étais là pendant la bataille. Je me suis battu contre tes partisans. Je me suis battu contre mes propres frères, aveuglés par ta folie.
— Pourquoi suis-je toujours le méchant de l’histoire ? Pourquoi personne ne cherche-t-il à me comprendre ?
— Tu as ordonné de les faire tuer et massacrer alors que Père nous a juste demandé de vous enfermer dans le Purgatoire afin d’essayer de trouver une solution.
— Tu as vu le résultat pour Thalis ?
— Tu l’as pervertie Lucifer, tu l’as…
— Bafouée et tous les autres mots du genre qui suivent, je sais ! Arrête de te répéter, tu es pathétique. Tu es si vite à court d’arguments. Tu crois en ces êtres humains. Irais-tu jusqu’à mourir pour eux ?
— S’il le faut.
— Tu as une confiance aveugle en Père !
— Il ne me l’a pas demandé, ce sont mes propres convictions. En descendant de mon propre chef sur Terre, j’ai trouvé ma place. J’ai trouvé une raison d’exister, j’ai trouvé ma paix intérieure.
— Le fils à papa a un avis personnel, maintenant ? De toute façon, la fin est proche et Père sera obligé de reconnaître sa défaite.
— Que vas-tu faire ?
— La guerre, mon frère. Le combat final, l’Apocalypse, mes démons contre les anges et les humains. La fin approche, tous les signes le montrent. Ce monde va changer avec ou sans ton accord. Alors, je te le demande de façon claire, veux-tu te joindre à moi ? Réfléchis à ce que nous pourrions accomplir ensemble. Qu’en dis-tu ? De toute façon, Père ne réagit à aucun de mes avertissements. Tu es seul, alors qu’avec moi, tu serais entouré de frères et de reconnaissance.
— Je vais prendre ma place dans cette guerre, contre toi, affirmai-je d’un ton décidé.
— Je suis vraiment désolé que tu le prennes ainsi, dit-il, véritablement navré.
— Moi non. Je serai là où je dois être.
— Ta décision est prise. Je vais te laisser avec cette fin des temps sur les bras. De toute façon, mon fils s’occupera bientôt de toi.
— Ton fils ?
— Père a eu droit à son Adam, j’ai droit au mien.
Il me tourna le dos afin de sortir par les grandes portes en bois. Je me ruai une seconde fois dans sa direction, espérant lui infliger un coup, mais il leva à nouveau la main gauche et m’arrêta dans mon élan. À cet instant, la rosace explosa et des bris de verre furent expulsés un peu partout dans l’église. Lucifer se retourna pour voir ce qu’il se passait. D’un geste de la main, il me projeta contre une colonne. La douleur se propagea dans mon dos. Je glissai le long du marbre pour me retrouver assis à sa base. Je tournai la tête pour voir ce qui avait détruit la rosace. Une apparition inattendue : Thalis flottait dans les airs.
— Tu devrais être morte, hurla Lucifer en paniquant. Ce n’est pas possible ! La moitié de l’Enfer est à tes trousses.
— Tu seras détruit le premier, rétorqua Thalis.
Ses ailes déployées étaient magnifiques. Un côté angélique et un côté démoniaque. Thalis avait échappé à l’Enfer. Sa haine envers Lucifer était si grande qu’elle transcendait tout. Son visage ne reflétait aucune expression, seuls ses yeux trahissaient son état. Elle était haineuse. Son regard se posa sur moi.
— Ne te tracasse pas, m’assura-t-elle, tu seras le suivant, je ne t’oublie pas.
Ensuite, elle fondit sur Lucifer, qui frappa le sol avec sa canne. Le marbre, sous ses pieds, prit feu et devint orange et pâteux comme de la lave en fusion. Il claqua des doigts et de ce feu, jaillirent deux démons qui s’agrippèrent aux bras de Thalis. Cette dernière fut déséquilibrée et se retrouva clouée au sol. Lucifer disparut comme absorbé par les flammes.
— On se retrouvera, vociféra-t-il. Je vous détruirai, tous autant que vous êtes.
Deux autres démons sortirent du sol avant que celui-ci ne reprenne son état d’origine. Je me relevai et bondis sur eux. Je les saisis à la gorge et les repoussai, ce qui me permit de les exorciser tout de suite. Thalis arriva à se dégager de sa prise et tua de sang-froid les deux autres créatures.
— Merci, mais nous réglerons nos comptes plus tard, dit-elle. Ton geste ne change rien.
— Que vas-tu faire ?
— Poursuivre Lucifer.
Elle s’élança aussitôt à travers les restes de la rosace et disparut dans la nuit. Les flammes des bougies avaient retrouvé leur taille normale et la statue de la Vierge avait cessé de pleurer du sang. L’église était dans un état lamentable. Je quittai également ce lieu saint avant l’arrivée des humains. Un pas de plus vers cet ultime conflit venait d’être franchi. Lucifer regroupait ses forces dans l’ombre. L’assaut était pour bientôt, la fin approchait. Que voulait dire Lucifer par « mon fils s’occupera de toi » ? Lucifer avait-il un fils ? Les choses devenaient de plus en plus obscures. L’Enfer allait être lâché sur Terre et il me fallait être prêt, il faudrait se battre jusqu’au bout. Gabriel m’avait affirmé qu’il serait à mes côtés lorsque la grande bataille débuterait. Quels étaient les plans du Paradis à ce sujet ? Et Père dans tout ça ??
L’église Sainte-Carine fut fermée pendant quelques jours, mais les religieuses décidèrent de la restaurer au plus vite. Le sang avait également cessé de couler des yeux de la Vierge, sur la façade de l’édifice dès le départ de Lucifer. Il sécha et resta là. Les autorités racontèrent qu’il s’agissait de l’œuvre de jeunes vandales qui avaient réalisé des rituels satanistes.
Les règles étaient établies, le combat final pouvait commencer.
X – Sans nouvelles de Père
Il m’arrivait de rêver. Il m’arrivait également de faire des cauchemars. Parfois aussi, j’avais peur de fermer les yeux, de voir ce que mon inconscient pouvait me montrer. Je revoyais ma chute, mon inexorable descente. Je pouvais ressentir ma peur et ma douleur vécues. Je revivais ces moments d’angoisse. Je revoyais le visage du “chien de l’Enfer” également, et l’issue de notre combat était différente, mais une question m’interpellait au sujet des rêves : Pourquoi craindre ce que l’on peut voir dans ce monde onirique ? Lors des cauchemars, ces derniers peuvent laisser une sensation désagréable en se réveillant, du simple mauvais souvenir à la crise d’angoisse, cependant ce sont les rêves qui font de vous ce que vous êtes, qui révèlent vos buts, vos aspirations, mais aussi vos craintes et vos angoisses. Les anges ne peuvent pas rêver, car ils n'ont aucune ambition personnelle. Moi, depuis ma chute, j’avais acquis cette faculté…
Quelques jours après mon entrevue avec Lucifer, j’espérais avoir des nouvelles de Gabriel. Il m’avait promis de l’aide ; ou était-ce un délire créé par une des drogues de l’anesthésiste ? Alors que la dernière bataille allait commencer, j’attendais un indice avec espoir. Une nuit d’avril je reçus un signe, mais pas celui que j’avais souhaité.
Allongé sur le toit d’un immeuble, j’observais les étoiles, ce tableau bleu foncé moucheté de blanc sur lequel nous pouvons voir toutes sortes de formes et qui a inspiré les humains pendant des siècles. Cette merveilleuse fresque avait dû prendre des siècles à Père avant d’être achevée ; elle me captivait toujours autant. Encore une chose à laquelle les hommes ne prêtent plus attention désormais. L’air était doux pour une nuit de printemps, et la pleine lune illuminait le ciel. C’était agréable, comme si la menace qui pesait sur le monde ne pouvait m’atteindre l’espace d’un moment.
Miss Ombrelle n’était pas réapparue depuis quelques jours et sa présence commençait étrangement à me manquer. Je laissais mon regard se perdre dans les astres et me demandais où elle pouvait bien être et si elle allait bien. Je repensais également au temps où j’étais au Paradis. Ces souvenirs m’emplissaient de tristesse et de nostalgie. Cela semblait si lointain ! Le temps s’écoulait de façon différente sur Terre, j’avais l’impression d’être ici-bas depuis des siècles alors que cela devait faire un peu plus d’un an seulement. Un bruit de pas me surprit.
— Mon frère, entendis-je.
Je me relevai d’un bond et fus ébloui par un halo de lumière. Je reconnus la voix. C’était celle de Gabriel. Sans réfléchir, je fléchis un genou et baissai la tête pour lui témoigner mon respect. Des larmes coulaient de mes yeux tant j’étais heureux de le voir, de savoir que je n’avais pas rêvé.
L’intensité du halo diminua pour revenir à la normale.
— Je suis content de te revoir, petit frère, dit-il avec une voix douce et rassurante. Relève-toi et viens dans mes bras.
— Gabriel, tu m’as tellement manqué ! Ça fait si longtemps que je suis seul ici.
Je le serrai aussi fort que possible dans mes bras, comme pour l’empêcher de partir. J’avais été seul si longtemps ! J’étais heureux de voir mon grand frère. Lorsque notre étreinte se relâcha, je pus l’admirer en entier. La pureté dans son plus bel écrin. Il portait un costume ainsi que des mocassins d’un blanc immaculé. Ses ailes déployées, encore faites de plumes blanches éclatantes, rayonnaient. Son visage s’était durci comme s’il avait enduré les plus difficiles épreuves. Il ne semblait pas être là par plaisir, comme si quelque chose d’horrible s’était passé ou allait se passer. Quelque chose de grave.
— Qu’y a-t-il, Gabriel ?
— C’est au sujet de la guerre mon frère, dit-il d’un ton grave et peiné à la fois. Le ciel est séparé en deux comme autrefois. Certains veulent combattre à tes côtés pour défendre les humains et les convictions de Père et les autres ne veulent pas bouger, croyant que c’est la volonté de Père de laisser les hommes se débrouiller sans notre aide. Nous sommes à nouveau divisés.
— Mais comment cela est-il possible ? Que pense Père de tout ça ? Pourquoi ne réagit-il pas ?
— C’est le nœud du problème, répondit-il avec tristesse. Père n’est plus là.
Il prit une pause pour inspirer un grand coup. La nouvelle était très lourde à porter et à entendre. Aucun mot ne sortit de ma bouche, j’attendais la suite de la phrase de Gabriel avec impatience et crainte.
— Père a disparu, poursuivit-il en serrant les poings. Il nous a abandonnés. C’est l’anarchie au Paradis. Michael et Uriel tentent de conserver l’ordre, mais la peur et l’angoisse s’emparent des plus jeunes de nos frères. La situation est alarmante.
Je n’écoutais plus ce que me disait Gabriel. Sa voix s’éloignait de moi pendant que je m’enfonçais dans mes pensées. Je n’arrivais pas à rester concentré sur les paroles de mon frère, j’étais envahi par l’angoisse. Je restais bloqué sur les mots « Il nous a abandonnés ». Cette phrase résonnait dans ma tête et ne cessait de tourner dans mon esprit qui sombra dans les ténèbres. Père ne pouvait pas avoir fait ça, il ne devait pas partir ! Nous étions seuls face à des choix, des décisions à prendre.
Toutes sortes de questions m’assaillirent. Avais-je été un bon fils ? Avait-il été un bon père ? Lui avais-je fait honte ? L’avais-je déçu ? Était-ce à cause de Lucifer ? Que pouvais-je faire pour le ramener ? D’une certaine façon, il avait toujours été là pour moi sans être présent physiquement. Je le savais toujours derrière moi, je pouvais ressentir son regard bienveillant posé sur mon épaule, mais les choses avaient changé, il n’était plus là. Je ne pourrais plus me retourner vers lui afin de le questionner sur le sens de mon existence et lui demander de justifier tout ce qui m’arrivait.
Plus les questions tournaient dans ma tête, et plus je sentais mes mains trembler. La colère et un sentiment d’abandon montaient en moi. Je pouvais sentir ces émotions s’insinuer dans mes veines et dévorer mes entrailles. Il était censé avoir un plan pour chacun d’entre nous. Il était censé être présent. Mon corps entier se mit à trembler. Je serrai les poings par réflexe.
— Tu es toujours avec moi ? me demanda Gabriel.
Ces mots m’extirpèrent de ma réflexion. Ensuite, ne pouvant la retenir, ma colère éclata. Je tombai à genoux et commençai à frapper le toit de mes poings. La toiture s’affaissait sous l’impact de mes coups. Deux trous prenaient forme à l’endroit où je frappais.
— Il n’avait pas le droit de nous laisser ! hurlai-je de toutes mes forces. Il devait nous aider et nous guider. Il n’avait pas le droit. C’est lui qui nous a créés. C’est lui qui nous a donné vie. C’est pour lui et sa création que je me battais. Je voulais simplement le rendre fier de moi. Fier de ce que je suis devenu. Sommes-nous si insignifiants pour avoir fait ça ?
Pendant que je hurlais à travers mes sanglots, Gabriel s’approcha de moi pour me calmer. Il s’accroupit et me ceintura afin de m’arrêter. Je pleurais. Je déversais ma tristesse. J’étais étonné et surpris de mes larmes, je pouvais ressentir des émotions aussi douloureuses que celles-ci. J’avais perdu mon Père. J’avais perdu celui qui m’avait donné la vie. Était-ce ma faute ? J’avais perdu l’être qui m’aimait, j’avais peur et je ne savais que faire ni comment réagir. Je hurlais mon chagrin, ma douleur. Je criais pour essayer de chasser ce qui me faisait mal, ce qui me lacérait l’âme, ce qui me dévorait les entrailles. C’était la seule chose dont j’étais capable. Je voulais lui dire combien j’avais mal et combien il comptait pour moi.
— Calme-toi, me dit Gabriel en me tenant dans ses bras pendant que je me débattais. Il y a un temps pour tout, maintenant le temps est à la guerre. Je vais réunir le plus possible de soldats disponibles afin de défendre les idéaux de Père. Il ne reste plus que ça de lui. Sa création, ses enfants et son esprit. Et nous devons, pour lui, les défendre et les protéger. Lucifer essayera de les pervertir, mais nous ne pouvons pas le laisser faire. Au moment où il apprendra la nouvelle, il passera à l’offensive. Nous devons nous préparer. Nous devons maintenir l’équilibre et laisser les êtres humains maîtres de leur destinée. C’était Sa volonté.
— Je sais, répondis-je entre deux sanglots et en me calmant. Je sais.
— Mais maintenant c’est différent. Nous serons ensemble.
Je me relevai pendant que Gabriel relâchait son étreinte. Je sentais un vide immense se propager en moi. Comme si on arrachait une partie de mon être.
— C’est dur, mais garde la tête froide, me dit-il d’un ton assez sec. Ce qui importe maintenant, ce sont nos choix et nos décisions.
— Que de bonnes nouvelles ! hurla sur un ton enjoué une voix éloignée.
Mon regard s’orienta vers la voix, découvrant un être habillé en noir. Ce personnage, assez grand et impressionnant, mesurait environ deux mètres. Vêtu d’un pantalon et d’une veste courte en cuir il avait un visage aux traits carrés, entièrement glabre, sans aucune pilosité faciale ni cheveu. Il arborait un grand sourire comme si tout ça le rendait heureux. Ses yeux étaient noirs comme le charbon.
— Mon père sera heureux d’entendre tout ça, s’exclama l’étrange personnage. Malgré sa fuite, je suis sûr que ça lui rendra le sourire.
— Qui es-tu ? demanda sèchement Gabriel.
— Votre père a eu droit à son Adam, dit-il en jubilant, mon père a droit au sien et c’est, laissez-moi réfléchir… moi. AHAH ?!
— Tu es le fils de Lucifer. Tu es le commandant de ses armées, fis-je.
— Gagné ! Adam l’obscur pour vous faire souffrir, dit-il en s’inclinant en une salutation moqueuse. La relation que j’ai avec mon père est certes houleuse, mais nous nous rejoignons sur le sujet de la destruction et de la perversion des âmes humaines. Maintenant, que le jeu commence.
Sans réfléchir, je me lançai vers lui tel un chien enragé. Il se retourna et prit la fuite. Son rire ne faisait qu’accroître ma haine. Guidé uniquement par un sentiment de vengeance, je sautai et courus sur les toits à sa poursuite. Derrière moi, je pouvais entendre Gabriel me hurler de ne pas y aller.
Je dus m’arrêter quelques bâtiments plus loin pour faire face à une vision déconcertante. La ville s’étendait devant moi et dans le ciel, des nuages noirs menaçants recouvraient la cité. Ils déversaient, non pas de l’eau, mais des sauterelles. Elles grouillaient de partout. Les cris des humains emplissaient les rues, recouvrant les crissements des insectes. Peu après, une grande ombre rouge me recouvrit. Je levai la tête afin de voir de quoi il s’agissait. Dans le ciel, je pus voir la lune se remplir de sang. Des éclairs commencèrent à frapper le sol à plusieurs endroits.
— L’Apocalypse, vociférait le fils de Lucifer en arborant un grand sourire. L’Apocalypse et le règne de mon père sont là et même votre Michael ne pourra rien y faire cette fois-ci. Les temps changent et la roue tourne, vous ne pourrez rien contre nous. Nous sommes légion, sans faire de mauvais jeux de mots.
Pendant que ma proie fuyait en s’esclaffant, je restai figé devant ce spectacle. Le combat final avait commencé. Nous y étions. Il n’y avait aucune issue. La fin des temps. Face à cette vision d’horreur, je tombai à genoux. J’étais impuissant. Je ne savais plus. J’étais dépassé par les événements. Gabriel vint derrière moi et posa sa main sur mon épaule.
— Ses pouvoirs grandissent, dit-il en scrutant la scène. Sans Père, c’est à nous d’agir. Nous ne pouvons pas le laisser faire.
— Père, pourquoi nous as-tu abandonnés ? hurlai-je en levant la tête au ciel et en serrant les poings.
Submergé par l’émotion, je me penchai en avant, m’appuyant sur mes mains et je perdis connaissance.
En ouvrant les yeux, je reconnus les graffitis sur le plafond de l’endroit où j’avais élu domicile. J’étais allongé sur le sol glacé et humide, ma vue était trouble. Je me redressai péniblement et cherchai Gabriel du regard sans le trouver.
— Il t’a laissé un mot, fit une voix douce et rassurante. Il est venu te déposer ici et m’a demandé de veiller sur toi jusqu’à ton réveil, et te donner ceci.
Je tournai la tête et découvris Miss Ombrelle appuyée dans un coin sombre. Elle tenait une lettre dans sa main gauche qu’elle me tendit avec un petit sourire désolé qui était censé me consoler. Je saisis le bout de papier et hochai la tête pour la remercier. Mes yeux parcoururent les mots tracés d’une écriture fluide et soignée.
« Mon bien cher frère,
Je t’ai amené à l’abri pour que tu puisses te remettre de tes émotions sans être en danger. J’ai croisé ton amie. C’est bien que tu aies de la compagnie. Il ne faut pas que tu restes seul en ces moments difficiles. Je remonte chez nous pour réunir nos alliés afin d’entamer la dernière bataille. Je reviendrai bientôt. Ne te tracasse pas.
Si tu le peux, de ton côté, essaie d’en savoir plus sur le fils de Lucifer et de découvrir ce qu’il sait. Je vais demander à certains de nos frères de prier afin d’enrayer l’apparition des signes de l’Apocalypse. J’espère y arriver, mais cela ne sera qu’une solution provisoire, il faudra, quoi qu’il arrive, combattre les forces de Lucifer. C’est inévitable. Tu es seul en première ligne pour l’instant. Nous avons besoin de toi.
Fais attention et prends soin de toi. »
En lisant les derniers mots, je voulus me précipiter vers une fenêtre afin de voir le ciel. Voir l’état de la lune. Si elle était encore ensanglantée ou si tout était revenu à la normale.
— La lune est redevenue comme avant, me dit Miss Ombrelle sur un ton rassurant. Assieds-toi, reprends tes esprits. Maintenant, on doit discuter de la suite des opérations. C’est quoi l’étape suivante ? Que puis-je faire pour être utile ?
— Nous devons trouver le fils de Lucifer, répondis-je avec détermination après avoir pris une grande inspiration. Nous devons enrayer cette Apocalypse. Nous devons sauver les humains et nous devons arrêter mon frère.
Gabriel avait réussi à nous obtenir un sursis. Le temps des négociations était révolu. Notre marge était mince et le temps allait nous manquer. Je regardai par la fenêtre de la bâtisse. La ville semblait avoir retrouvé un peu de calme. Un nouveau terrain de jeu pour ce nouvel ennemi. Je ne pouvais pas m’en sortir seul. Il me fallait de l’aide. Je ne le réalisai pas sur le moment même, mais la tristesse due à la perte de Père fut malheureusement vite remplacée par l’incertitude du déroulement de ce nouveau chapitre. Je ne pouvais pas me laisser aller à la mélancolie. Je devrais faire mon deuil plus tard. Il y avait tant et tant à faire. Je ne savais pas par où commencer.
Miss Ombrelle vint se mettre à côté de moi et posa sa tête sur mon épaule. Elle ne prononça pas un seul mot. Elle ne savait que dire. De toute façon, il n’y avait rien à dire. Un silence s’installa entre nous. Elle prit ma main et la serra. Je baissai les yeux pour voir nos mains enlacées. J’avais déjà vu des humains le faire pour se rassurer ou se témoigner de l’affection. Nous restâmes un moment à observer la ville…
Annexe du livre I
Regards croisés
1 – Mémos du sergent Matennen
Mémo du 11 octobre
Monsieur le commissaire, j’ai beau enquêter sur cette affaire de justicier, ça ne donne rien. Nous avons plusieurs détenus qui se sont rendus à nos services suite à une rencontre avec un soi-disant “ange”. Ce n’est pas du ressort de la police, mais de l’asile, des services psychiatriques et sociaux. Soit les criminels perdent la raison, soit cela cache quelque chose. Les journaux commencent à élaborer des théories disant qu’une faction secrète de la police serait à la base de ces comportements.
Malgré tout, la criminalité a largement baissé et les concitoyens se sentent plus à l’abri. Un sondage a été réalisé par NC news et dit qu’il fait bon vivre dans notre ville, maintenant. Les personnes ayant participé à ce sondage se disent mieux protégées et rassurées et ajoutent que le boulot de la police est mieux géré, mais il n’y a aucun changement dans notre travail en soi. D’où cela peut-il provenir ? Certains politiciens utilisent même cet argument pour faire remonter leur cote électorale.
Pour finir, Monsieur le commissaire, s’il y a bien une équipe spéciale nocturne qui agit contre la criminalité, cachée aux yeux de la population, je désirerais y être muté. Je me sens inutile pendant que des collègues risquent leurs vies. Merci de prendre ma demande de mutation en compte.
Note du 23 octobre
Suite aux récents témoignages de plusieurs prisonniers au sujet d’un ange, le commissaire Martin ouvre une enquête pour découvrir le fin mot de l’histoire. Afin d’éviter d’alerter l’opinion publique, l’investigation aura lieu dans la plus grande confidentialité et sera conduite par le sergent Matennen. Ce dernier aura pleins pouvoirs sur les décisions à prendre et devra faire un rapport au commissaire.
Ouverture du dossier :
230456/260 400 le 23 octobre
Mémo du 27 octobre
Monsieur le commissaire, je vous remercie de m’avoir confié cette enquête sur ce justicier nocturne. Je déplore le fait que ce ne sont pas nos forces qui réalisent ce travail. Malgré tout, il est essentiel que la population pense que ce sont les actes de la police et non ceux d’un homme seul et hors de notre contrôle. Les concitoyens se sentent plus en sécurité, les gens se sentent mieux. Il nous faut donc préserver ce sentiment. Je ferai de mon mieux pour trouver cet individu et le traduire devant les tribunaux. Malgré les dires des détenus et des témoins oculaires, je doute que les anges existent et je doute encore plus du fait qu’ils aideraient simplement en signe de charité. Je n’ai pas la foi. Cette histoire me fait penser à des artifices pour brouiller les pistes et faire peur par le pouvoir de suggestion et le bouche-à-oreille.
Je désire également faire appel à quelques psychologues afin d’établir un profil du “justicier” en question. Je resterai le plus discret possible sur les informations que je transmettrai. Donc, n’ayez aucune inquiétude à ce sujet. Je sais très bien ce que cela représente aux yeux de la police et aux yeux de la population.
Mémo du 13 novembre
Après quelques semaines de travail, nous avons pu établir un profil. Selon les médecins, cet homme serait investi d’une sainte mission. Il ne tue pas ses victimes, il leur fait prendre conscience du mal qu’ils ont commis. Nous pouvons en déduire que ce n’est pas un homme violent. Il a foi en l’être humain et est charitable.
Au niveau du personnage lui-même, les témoins sont unanimes sur le fait qu’il est discret et qu’il ne parle pas. Son visage est toujours camouflé sous la capuche d’un pull. Il disparaît après avoir agi, sans qu’on puisse lui parler ou le remercier. Il ne cherche donc pas la gratitude, mais le pardon. Les profilers disent qu’il se sent coupable de quelque chose et cherche à se racheter, qu’il doit trouver son équilibre. Personnellement, je pense que c’est un jeune ado qui a lu trop de bandes dessinées sur Batman ou ce genre de choses. J’espère que l’établissement du profil de notre homme nous permettra de mieux cerner ses prochaines actions. Il faut l’arrêter avant qu’il devienne dangereux.
Mémo du 24 décembre
L’enquête a du mal à avancer, Monsieur le commissaire. Il y a de moins en moins de criminalité et de personnes qui viennent se constituer prisonnières. J’ai essayé de trouver des gens qui voudraient balancer notre homme, mais personne ne sait rien sur ce type. Il n’a pas de passé et ne laisse pas de trace. Ses apparitions en ville sont aussi aléatoires que rapides. Certains témoins disent même qu’il veille sur nous. Les médias se sont calmés à ce sujet, heureusement que l’histoire de l’ange n’est pas prise au sérieux.
Je désirais également vous souhaiter un Joyeux Noël. Je prends mes congés jusqu’à la mi-janvier. J’espère pouvoir avancer dans l’enquête à mon retour.
Mémo du 3 février
Je viens de recevoir le rapport au sujet du meurtre du jeune couple dans la rue Bache. Quel dément serait capable de faire ça ? Serait-ce notre ancien justicier qui n’a plus rien à faire, et se décide alors à changer de côté ? Les médecins que j’ai consultés pour son profil pensent que cela n’est pas possible. Mais pour moi, Monsieur le commissaire, ça reste un taré quoiqu’il arrive, et son comportement peut changer du tout au tout. Cette dernière réflexion n’engage que moi. Selon les commentaires écrits du légiste, les victimes ont été tuées avant d’être éventrées. Ils ont tous les deux la nuque brisée. Les résultats toxicologiques sont négatifs. Après enquête auprès de leurs proches, il s’agit d’un couple sans histoire. Aucun ennemi potentiel, rien qui désignerait quelqu’un qui leur voulait du mal. Il s’agit de l’œuvre d’un sadique ou d’un pervers.
Mémo du 13 février
Je désire vous demander la clôture de cette enquête, Monsieur le commissaire. Celle-ci n’aboutit pas : je n’ai aucune piste. Des enfants viennent de se faire massacrer et je ne peux rester à ne rien faire. Je ne tiens pas à suivre une voie sans issue tout le reste de ma carrière. Par le passé, je me suis montré plus que capable de résoudre ce genre de crime. Ici, par rapport au justicier, je suis dans une impasse. Le malade mental qui a perpétré ces actes est un vrai désaxé. Je pense qu’un renfort pour cette enquête est nécessaire. Il veut faire peur et attirer l’attention, il faut l’arrêter le plus rapidement possible. Il veut qu’on le combatte. Il nous défie. Je vous prie d’accepter ma demande de clôture du dossier du justicier afin que je puisse m’investir dans une enquête où je serai véritablement compétent. Je vous demande de m’intégrer à l’équipe qui s’occupe de ce crime inhumain.
Mémo du 28 février
Les cadavres n’arrêtent pas de s’ajouter à la liste, Monsieur le commissaire. Vous avez affaire à un tueur en série. Ce malade mental vous nargue et se fout de vous. Le détective Germano m’a permis de jeter un œil sur le dossier. J’ai étudié des cas comme ça, je sais comment faire avec ce genre d’individu. Souvenez-vous du cas du violeur de jeunes filles. Laissez-moi rejoindre l’équipe chargée de cette affaire. Je me sens mis à l’écart, car je n’arrive pas à résoudre le cas du justicier nocturne, mais au fond les deux dossiers peuvent être liés. Je vous demande d’avoir accès à toutes les preuves du dossier afin d’établir un éventuel lien entre les deux. J’espère que tout ça finira au plus vite. Qui sait, il se peut que le justicier nocturne tue le malade mental. Ça nous permettrait de classer les deux dossiers en même temps.
Mémo du 5 mars
La vague de meurtres s’est arrêtée. J’ai cherché des indices ou des pistes partout en ville, mais rien. Les corps des victimes ne présentaient aucune trace ou empreinte. J’ai juste remarqué une chose curieuse, Monsieur le Commissaire. Sur le chantier de construction, on pouvait voir des vêtements déposés sur des barres en acier, celles qu’on utilise afin de renforcer les fondations des bâtiments, comme si une personne s’était empalée dessus. Nous pensons que des jeunes se sont amusés à se faire peur, mais nous restons vigilants par rapport à ce qui concerne des faits étranges ou inexplicables.
Mémo du 1er mai
Le tueur en série a arrêté ses activités. Peut-être a-t-il été attrapé par “l’ange” ? Ses dossiers sont classés sans suite actuellement. Le laboratoire n’a trouvé aucune empreinte, aucune fibre… Rien du tout. Nous ne pouvons que prier que le tueur soit mort ou ait définitivement pris sa retraite.
Mémo du 4 août
Depuis quelques mois, nous retrouvons des gens, pour la plupart étourdis, disant avoir été “possédés” par un démon, mais qu’un “ange du Seigneur” les a sauvés. Mon enquête refait surface. Drogue-t-il ses victimes pour leur donner l’impression d’être redevables à son égard ? Les victimes semblent toutes reconnaissantes. Une jeune fille l’accompagnerait et revient souvent dans les témoignages. Nous allons essayer d’en savoir plus à son sujet, mais les pistes restent extrêmement minces. Avec votre permission, nous allons faire plusieurs expéditions nocturnes avec une équipe afin d’essayer de les croiser. L’agent Vlidovich et l’agent Vienne sont volontaires pour cette mission. Merci de répondre à ma requête au plus vite.
Mémo du 7 octobre
Les expéditions nocturnes n’ont pas encore abouti, Monsieur le commissaire. Nous avons pu recenser une dizaine d’apparitions sur les quelques mois qui se sont écoulés. Malheureusement, la presse aussi s’intéresse à lui. Nous avons croisé quelques journalistes qui posaient des questions à son sujet. Il faut qu’on lui mette la main dessus avant les médias sinon l’affaire risque de prendre une autre ampleur. Croyez bien en ma détermination à le coincer.
Mémo du 30 novembre
Nous avons enfin une piste, Monsieur le commissaire. Dans un parking à étages, nous avons retrouvé plusieurs cadavres. Ils ont été littéralement foudroyés, mais aucun signe de matériel électrique défaillant. Plusieurs témoins ont décrit notre justicier nocturne. Nous avons pu aussi constater qu’il a fait usage d’explosifs afin de percer tous les étages du bâtiment et ainsi dégrader au maximum la bâtisse. Le toit présentait des traces de lutte, probablement entre le dernier homme qui a été tué et le justicier. Apparemment, le mort l’a envoyé dans un muret et ensuite notre homme a dû se relever et l’a tué avec on ne sait quel gadget, l’a balancé par le trou qu’il avait fait avec les explosifs, puis a pris la fuite. L’affaire pourrait peut-être enfin progresser, je vous tiens au courant de chaque avancée.
Mémo du 3 décembre
Je suis vraiment navré, Monsieur le commissaire. Plusieurs témoins oculaires ont contacté les médias afin de divulguer leurs informations au sujet ce justicier nocturne. Les journaux à sensation ont déjà un nom pour cet individu. Ils l’ont nommé le “Nightstalker”, le protecteur nocturne. Les prochaines nuits vont être longues, certains fanatiques sont déjà dans la rue attendant de pouvoir le croiser en arborant des grands panneaux “Nous t’aimons”. Nous espérons que tout ce tapage médiatique ne va pas nous empêcher de le retrouver.
Mémo du 23 décembre
J’ai bien reçu votre courrier demandant la clôture du dossier “Nightstalker”. Je déplore que vous deviez en arriver là, Monsieur. Sur une semaine, nous avons interpellé environ dix “justiciers nocturnes”. Au lieu de classer le dossier pourquoi ne pas interdire à certaines boutiques de vendre le costume du “Nightstalker” ? Cela pourrait éviter que notre enquête piétine. Je n’en fais pas une affaire personnelle, mais je cherche simplement la vérité. Nous représentons la justice et pas lui. Si nous baissons les bras, les gens le vénéreront et si un jour, nous avons l’opportunité de l’arrêter, les médias le présenteront comme un martyr.
Je vous demande donc de revoir la clôture provisoire de l’enquête. Nous ne sommes qu’au début de cette vague médiatique aussi, autant battre le fer tant qu’il est chaud.
Sur un plan tout à fait personnel, je le poursuivrai même si vous deviez me retirer l’enquête. Il reste un criminel pour moi et il est dangereux. En tant que père de famille, je ne peux laisser cet animal en liberté. Il a déjà tué des enfants, deux précautions valent mieux qu’une.
Note du 26 décembre
Clôture du dossier 230456/260 400
le 26 décembre par le commissaire Martin.
Ce dossier est transféré aux affaires non résolues suite au manque de preuves. Si de nouvelles informations ou pistes sont découvertes concernant cette affaire, veuillez en référer tout de suite au sergent Patrick Matennen afin d’éventuellement envisager une réouverture du dossier. Le sergent Matennen est désigné comme officier en charge du dossier 230456/260 400
Note complémentaire au dossier 230456/260 400 par le détective Germano
Lors de l’attaque de l’église Sainte-Carine par les jeunes délinquants, plusieurs personnes ont dit avoir vu un homme correspondant à la description donnée par le sergent Matennen. Plusieurs religieuses ont vu un “ange du Seigneur” entrer dans l’église pendant que “Lucifer” se manifestait. Les autres témoins certifient avoir vu le suspect entrer dans l’église avant que la rosace explose. Il a disparu avant l’arrivée de la police. Je joins à cette note les témoignages et le rapport d’enquête.
II – Confessions de Thalis
Je suis la désolation, je suis celle qui était crainte par le Paradis entier. Je suis la conquérante. Je suis celle qui a été trahie, je suis celle qui se vengera. Je suis l’ange de la désolation, enfermée dans les geôles du Purgatoire.
Je suis là depuis tellement longtemps que je ne compte même plus. Je suis assise dans ma cellule, les mains attachées au-dessus de moi. Ce sont ces chaînes qui retiennent mon corps. Ma tête est trop lourde, mes cheveux blancs tombent devant mon visage. Mes chevilles sont lestées pour que je ne puisse pas me lever. Mes ailes pendent dans mon dos et traînent sur le sol. La position a dû être douloureuse au début, mais depuis un long moment ça ne me fait plus mal.
Ça doit faire vraiment longtemps que je suis là. Je ne pense qu’à ma vengeance contre eux. Ils me le paieront. L’un, pour m’avoir capturée et l’autre pour sa trahison. Il a osé me jeter en pâture à ces tortionnaires, moi qui l’aimais. Je lui ai tout donné, mon amour, ma confiance. J’ai même été jusqu’à perdre une de mes ailes pour lui. Certes il l’a remplacée, mais sa trahison est impardonnable. Même au plus profond de l’Enfer, je le traquerai. Ma vengeance m’aide à tenir, avant de m’abandonner totalement à la folie.
Le pire ici, c’est le silence. Tout est teinté de bleu ciel et bleu foncé. Les cellules sont isolées les unes des autres. Pas de geôliers, pas de gardes, juste le silence et l’emprisonnement. Tout semble mort, j’ai cherché un moyen de tenir le coup sans devenir folle, mais je crois que j’ai vraiment déraillé pendant un long moment, puis la solution s’est présentée d’elle-même : me venger. Ma vengeance nourrit mon esprit et m’empêche de sombrer, alors je me suis accrochée à elle. Cet endroit était censé être correctionnel, quel lamentable échec ! Plutôt un endroit où on laisse pourrir les cas les plus difficiles. Je reçois parfois de la visite. Je l’ai entendu dire que le Purgatoire s’est rempli au fur et à mesure des siècles. Les temps sont devenus durs apparemment.
Je me souviens de sa haine envers Père, quand ce dernier lui a demandé de servir les humains. Père les aimait plus que nous. Tous s’en acquittaient, sauf lui qui trouvait ça injuste. « Nous étions là les premiers, disait-il, nous sommes immortels et eux ne valent pas plus qu’une poussière. Je ne cherche pas à renverser Père, mais simplement reprendre notre place auprès de lui. »
Plusieurs d’entre nous l’écoutaient avec intérêt. D’autres se détournaient de lui et continuaient à aider Père dans son projet pour les humains. Père ne prêtait pas attention à Lucifer, se disant que ça lui passerait et qu’il comprendrait, mais la haine de ce dernier grandissait de plus en plus, tout comme ses troupes. Il réunit ceux qui pensaient être bafoués comme lui. À l’époque, je buvais ses paroles. Il était tellement beau ! J’en étais tombée amoureuse en voyant sa passion et sa détermination. Il était le premier de nous à penser par lui-même. J’aurais dû en faire autant à ce moment-là et ne pas le suivre.
Son armée grandissait et devenait de plus en plus menaçante, alors, les fils fidèles de Père vinrent à notre rencontre pour calmer les émeutes. Ils nous demandèrent d’arrêter cette révolte. Une dispute s’engagea, les choses devenaient tendues, et là Cahetel s’approcha de lui afin de le calmer, mais lui considéra ce geste comme hostile. Il enfonça sa main dans le torse du pauvre Cahetel et lui arracha le cœur. Tout le monde s’arrêta et contempla le triste spectacle. Il était lui-même surpris de sa réaction, puis un sourire dément apparut sur son visage. Un silence s’installa et tous les regards se tournèrent vers le visage de mon aimé. Celui-ci hurla d’attaquer. Les autres eurent le temps de s’échapper. Quelques-uns de ses partisans s’en allèrent, au vu du retournement de situation, mais la guerre était déclarée.
Il nous avait tenu un discours sur l’engagement et la détermination. Tous les présents buvaient ses paroles comme si Père en personne leur parlait. Je ne sais toujours pas vraiment ce qui s’est passé dans l’autre camp, mais la guerre se préparait également. L’assaut allait être donné.
Les souvenirs se ravivent. Nous tuions nos semblables sans retenue, alors que l’autre camp ne faisait que nous capturer afin de nous raisonner. J’avais tué bon nombre de mes frères sans ressentir aucune émotion particulière. Nos opposants me donnèrent le surnom de “La désolation”, car après mon passage rien ne survivait.
Lors du premier combat contre l’autre camp, mon aimé s’est trouvé en mauvaise posture et, afin de lui éviter un coup mortel, je m’interposai et fus blessée à l’aile. Ma mémoire défaille, je ne saurais plus vraiment expliquer les combats, tout se passa si vite ! Je me souviens juste de la douleur traversant mon âme, suite à la perte de mon aile. J’avais le visage couvert de sang et on me portait. On me ramenait en sécurité, le temps de guérir. Il était à mes côtés, il tenait ma main. Allongée sur le ventre et dégoulinante de sang, je me maudissais d’avoir perdu mon aile, de m’être engagée à ses côtés et de l’aimer mais pour montrer l’importance que j’avais à ses yeux et soi-disant par amour, il me fit le don d’une nouvelle aile. Je fus vite remise sur pied afin d’entamer le deuxième assaut.
La guerre continua à faire rage. Les autres avançaient de plus en plus vite sur nous. Malgré leurs pertes immenses, ils ne cessaient de progresser. Ils nous capturaient les uns après les autres. Lui, quelques autres et moi-même réussîmes à prendre la fuite. Nous réunîmes un maximum de troupes afin de livrer un nouvel assaut, mais nous n'étions plus aussi nombreux, certains s’étaient rendus entre-temps.
C'était jour du dernier assaut. Je me souviens toujours du doux baiser qu’il a déposé sur mes lèvres, cependant j'ai vite déchanté. Nous étions tous face à nos ennemis, en rang. Dans l’autre camp, ils nous hurlaient qu’il y avait sûrement une autre solution, que les choses ne devaient pas se passer ainsi. Il refusa avec détermination. Ensuite, il lança l’assaut en nous ordonnant de n’avoir aucune pitié. Nous courûmes vers nos ennemis, déterminés à les anéantir. Lucifer était à côté de moi pour cette attaque, mais le camp adverse réussit à nous disperser et nous assaillit par petits groupes. Vu leur nombre, ils eurent facilement l'avantage.
Lui et moi nous retrouvâmes côte à côte face à trois de nos frères dont un inexpérimenté. Mon aimé regarda autour de lui et dans ses yeux, je pus lire la défaite. Il ne savait que faire. Quelques-uns de ses fidèles réussirent à fuir. Il tourna la tête vers moi, me murmura quelques mots à l’oreille : « Tu es une conquérante. Je connais ton vrai nom. » Il me sourit, m’embrassa. Il regarda Gabriel puis lui lança : « Tu la veux, tiens, la voilà ». À ces mots, il me frappa au ventre et s’enfuit comme un lâche.
Je tombai au sol, pendant qu’un de nos frères le poursuivait. Un autre s’approcha de moi, mais avant qu’il ne me touche, notre plus jeune frère me frappa dans le dos et je perdis connaissance. Je me suis réveillée ici, dans le Purgatoire, pieds et poings liés. Il m’avait trahie pour se sauver. Mon geôlier était là à mon réveil et m’expliqua l’exil de celui dont je me croyais aimée et le châtiment que Père lui réservait. Malgré le soulagement de savoir qu’il ne resterait pas impuni, je voulais me venger, lui faire regretter sa trahison. Finalement, plus que la vengeance, je ne veux que l’anéantir. Je le détruirai dès que je sortirai d’ici.
Les mots qu’il m’a murmurés à l’oreille tournent encore dans ma tête. Je ne comprends pas leur signification. Je n’arrive pas à m’en souvenir. Mais je n’en ai rien à faire. Gabriel est venu me voir plusieurs fois pour m'aider, mais je ne veux pas être aidée, je veux la peau de Lucifer et celle de l'ange qui m'a frappé en traître. Après, Père pourra faire ce qu'il veut de ma carcasse.
Livre II
Si vis pacem para bellum
« …et lorsque le Diable aura son dû, le vertueux tombera. Son hurlement retentira et même les penseurs dans le jardin en frémiront… »
Révélations de Metatron
I – Les sacrifices
Lorsque vous reprendrez conscience, je ne serai probablement plus dans ce monde. J’ai appris beaucoup de choses sur la Terre. J’y ai vu des choses magnifiques pour lesquelles j’ai eu envie de me battre. Je dois néanmoins descendre dans les ténèbres. Je ne sais pas si j’en reviendrai, alors je partage avec vous mes pensées, pour que vous n’oubliiez jamais les sacrifices, les douleurs endurées et le cadeau qu’est la vie. Je ne savais pas à qui confier ceci, alors je vous transmets ce que je sais, avant que cette connaissance ne disparaisse.
Il faut ne pas oublier et poursuivre le combat. Nous devons chacun mener le nôtre dans cette guerre et aller de l’avant. Nous avons tous un rôle à jouer, mais nous devons le trouver.
Trop de mes compagnons ont disparu et ont perdu leur existence pour ce combat insensé. Trop de sang et d’horribles visions. Trop de douleurs. Trop de vies gâchées. La vie est un combat de tous les jours. J’ai appris cela en vivant auprès de vous.
Horrible moment : des corps en charpies, des lambeaux de chair traînant partout, du sang tout autour de moi.
L’Enfer ne m’effraie pas. Je pars pour tenir une promesse. J’ai promis de libérer son âme et de mettre un terme à tout ceci, mais il ne faut pas oublier ce qui a été fait et le prix que certains ont payé afin que d’autres puissent vivre.
Elle me manque, je pense à elle. Je m’en veux de ce qui lui est arrivé.
Après l’arrivée du fils de Lucifer, les choses ont empiré. Gabriel nous avait obtenu un délai, mais la capture de l’Adam sombre était une priorité. Malgré l’invasion de sauterelles et la lune ensanglantée, les humains avaient repris le cours de leur vie. Ils donnaient plusieurs explications à ces événements dans le but de se rassurer. Certains pensaient à une intervention de Père afin de les prévenir de l’Apocalypse imminente. D’autres affirmaient que le changement de climat avait poussé les insectes à migrer. Les humains doivent tout comprendre, tout quantifier et tout rationaliser sinon l’existence leur semble sans saveur. Dans Natural City, plusieurs groupes de croyants se développaient. Des soi-disant prophètes apparaissaient un peu partout dans le monde, mais la ville était revenue à sa situation initiale Je ne savais pas pour combien de temps.
Pourquoi réagissent-ils ainsi ? Pourquoi dois-je me sacrifier pour eux ? Père, est-ce un test ? Est-ce une expérience ?
Thalis était toujours en Enfer. Malgré ses penchants violents et imprévisibles, elle jouait un rôle important dans cette aventure. Elle ralentissait, inquiétait Lucifer et représentait pour moi une alliée temporaire car, à la seconde où Lucifer serait vaincu, elle se retournerait contre moi jusqu’à la mort de l’un de nous deux. J’espérais qu’elle déstabiliserait Lucifer. Sa vengeance l’obsédait tellement qu’elle causerait également sa propre perte.
Elle est ma sœur. J’ai la certitude de devoir l’anéantir pour protéger les humains de sa folie, mais elle reste néanmoins ma sœur. Quelle est ma vraie place au sein de ce chaos ?
Le Paradis était à nouveau divisé. J’avais déjà perdu bon nombre de mes frères à cause de Lucifer et de sa démence. Les choses allaient peut-être se répéter suite à l’absence de Père. Nul ne savait où il était passé, et encore moins ce qu’il fallait faire. Gabriel était pris au dépourvu, mais semblait pouvoir garder provisoirement le Paradis uni. Depuis le départ de Père, mon grand frère était plus présent dans mon combat. Je n’enviais pas sa place, mais il assumait bien son rôle de meneur.
Les circonstances de la disparition de Père étaient inconnues, j’avais pourtant l’impression qu’il veillait sur moi, sur nous. Je n’avais pas vraiment le temps d’y penser car j’étais pris dans le tourbillon des événements qui découlaient de cette situation. Je ressentais le vide en moi et les interrogations tournaient dans ma tête, cependant je n’avais pas le temps pour ce genre de sentimentalisme. Lorsque je prenais le temps de m’arrêter, je réfléchissais et les doutes pouvaient m’envahir.
J’ai peur. Quelle est la bonne conduite à avoir ? Les incertitudes germent dans mon esprit tous les jours. Il n’y a rien de plus difficile que d’avancer dans le néant, parcourir cette route perdue dans le noir, sans aucune lumière me permettant de me rassurer ou de me guider.
Mais il se passait quelque chose d’inattendu du côté des démons, quelque chose allait bientôt émerger. La situation telle qu’elle était ne pouvait plus durer. Un grand changement s’opérait et d’autres, plus petits et plus discrets, s’apprêtaient à prendre des proportions inimaginables. J’espérais avoir des alliés et de l’aide pour continuer de livrer bataille en première ligne.
L’infériorité numérique, l’angoisse de la défaite. Il fallait trouver une solution.
Je vous livre mes pensées et mes souvenirs afin qu’ils soient sauvegardés. Je n’avais pas d’autre option que de vous choisir. Gardez ceci en tête, battez-vous pour votre vie et celle de votre famille, Sergent Matennen. Lorsque vous vous réveillerez, votre vie sera différente…
Elle sera différente à tout jamais, car maintenant vous savez. Maintenant, vous ne pouvez plus ignorer la vérité. Il faut l’admettre et agir en conséquence. Votre vie en sera à jamais transformée. Ne pleurez pas, ne criez pas… Agissez !
II – La capture
Le crépuscule tombait sur Natural City. Je sortais de mon refuge afin de reprendre les investigations nocturnes. En me glissant hors de ce bâtiment abandonné, j’entendis des voix et des bruits de bagarre. J’orientai mon regard en direction des sons. Un homme était recroquevillé au sol en position fœtale sous la pluie pendant que deux autres lui assénaient des coups de pied au ventre et au visage. Les deux agresseurs vociféraient pendant qu’ils battaient la victime au sol. Je me précipitai dans leur direction. Alerté par le bruit de mes pas, l’un d’eux s’arrêta et se retourna vers moi. Je le saisis à la gorge avec ma main gauche et le plaquai contre un mur. L’autre glissa sur le trottoir en me voyant et s’étala. Je baissai mon regard vers lui. Sur son visage, une expression de terreur s’inscrivit. Ce n’étaient que des humains, tous les deux. Celui que je tenais prit la parole en se débattant.
— T’es qui toi ? Un connard qui se prend pour un justicier ?
— Il n’est pas humain, cria l’autre.
Il se releva et partit en courant, laissant son partenaire seul face à moi.
— Tu veux me buter ? reprit-il. Fais-le vite et proprement.
— Je ne vais pas te tuer, répondis-je calmement, mais ne t’avise pas de recommencer ce genre d’action.
En maintenant mon étreinte, je sortis mes ailes. Il cessa de se débattre et me regarda avec stupeur. Je relâchai ma prise et il tomba lourdement sur le sol, la bouche ouverte. Il se releva sans me quitter des yeux et prit la fuite. L’homme, meurtri par ses blessures, se redressa difficilement pendant que je me dirigeais vers le bout de la ruelle. Miss Ombrelle m’attendait un peu plus loin, appuyée contre un mur.
— Encore une pauvre âme sauvée, me lança-t-elle en souriant.
— Je ne pouvais pas les laisser le tabasser, répondis-je résolu.
— On a plus important à s’occuper. Le fils de Lucifer est en liberté et l’Apocalypse est sur le point d’éclater ; toi, tu sauves un SDF.
— Si je suis incapable de sauver un homme, comment sauver la Terre ?
— Toujours une phrase philosophique à rétorquer.
Nous cherchions une piste qui nous permettrait de débusquer le fils de Lucifer. Nous passions des nuits à parcourir la ville, furetant au maximum, glanant le plus d’informations possible. Cette nuit-là, nous fûmes chanceux : le démon avait laissé des traces.
L’endroit où nous allions commencer nos investigations était un bar fréquenté par tous les déchus et les créatures qui n’appartenaient pas à ce monde. « Entre Enfer et Paradis » était tenu par un très ancien néphilim, un enfant engendré par l’union d’un ange et d’un humain. Ni hommes, ni anges, ces créatures erraient sur Terre depuis des siècles. Celui qui nous intéressait se nommait le Khan, Yannis Khan. Il consacrait une partie de son temps au commerce de reliques et d’artefacts dans son arrière-boutique. Son établissement était réputé pour être un endroit neutre.
Nous arrivâmes devant l’entrée du bâtiment, un escalier menant à une porte en sous-sol. Cette dernière était en métal et portait un écriteau annonçant : « Toi qui es tombé ou toi qui t’es élevé, sois le bienvenu ». Miss Ombrelle frappa. Le métal résonna. Aucune réaction. Elle insista et finalement, la porte s’entrouvrit pour laisser apparaître un homme aux cheveux roux portant de petites lunettes.
— On est fermé, Jade, dit-il, excédé. Tu ne peux plus revenir ici.
— Je ne suis pas là pour moi, répondit-elle. Nous cherchons quelqu’un. Il n’y a que toi qui puisses nous aider, Yannis.
— Qui cherches-tu ? demanda-t-il.
— Le fils de mon frère, fis-je en me montrant.
Il m’examina de haut en bas pendant un moment, ensuite, il referma la porte. Un bruit de verrou crissant contre le métal se fit entendre et la chaîne de sécurité retomba. Il ouvrit et nous laissa pénétrer.
L’intérieur était rempli de tables et de chaises. Des canapés de couleur pourpre étaient disposés contre les murs étaient peints en rouge. Des néons mauves éclairaient la pièce. Au bout, il y avait un comptoir de la largeur du mur, illuminé par des lumières blanches tamisées. Le Khan passa derrière le bar et se servit un verre. Il avait une mine grave et semblait nerveux. Derrière lui couraient des étagères remplies de verres et de bouteilles d’alcool.
— Qui es-tu ? me demanda-t-il en s’appuyant sur le comptoir.
— Qui je suis importe peu. Je dois savoir où se trouve le fils de Lucifer.
Il inspira un grand coup et vida son verre d'un trait. Ses mains tremblaient. Miss Ombrelle s’assit sur un tabouret devant le bar. Je fis de même.
— Il est passé par ici, commença-t-il. Qui que tu sois, tu le rends nerveux. Il m’a demandé des reliques pour créer un genre de passage entre l’Enfer et ici. Lucifer veut que l’Apocalypse se réalise dans les plus brefs délais. Il a mis la machine en route. Il cherche à envahir notre monde. Les signes avant-coureurs de la fin des temps sont visibles partout.
— Des reliques ? s’étonna miss Ombrelle.
— Oui, des reliques. Des trucs rares, genre la lance du destin, les morceaux de la sainte croix, le saint suaire,.. La plupart sont gardées au Purgatoire. Écoute-moi, Jade. J’aime ce monde autant que n’importe quel humain. Mon espèce n’est la bienvenue ni en Enfer, ni au Paradis. J’aime ce monde, mais le fils de Lucifer est taré et son plan peut marcher ! Je n’ai pas les capacités de stopper tout ça. Il ne veut pas seulement envahir la Terre, il veut aussi s’attaquer au Paradis. Depuis la disparition du Tout-puissant, plus rien n’est pareil. Lucifer veut utiliser la confusion du Ciel pour rallier des anges à sa cause. Étant un des plus vieux de mon espèce, il voulait que je fasse partie de leur machination. Il pensait que je pouvais rallier ma race à sa cause, mais j’ai refusé. Ils sont trop puissants ! Quand les deux camps s’affronteront, je ne veux pas être là.
Plus il parlait et plus son anxiété grandissait. Je pouvais sentir son rythme cardiaque monter en flèche. Les choses l’affectaient au plus haut point. Il se servit un nouveau verre et le vida encore.
— Il est dans un appartement de l’immeuble Jouxta, continua-t-il. Le bâtiment appartient à un sbire de Lucifer. Le dernier étage est la propriété de son fils. Il vit là-bas. Il me l’a dit, car il espère que je change d’avis. J’aime ce monde tel qu’il est. Il faut que vous l’arrêtiez. Il faut empêcher l’Apocalypse.
— On y travaille, fit miss Ombrelle. Merci de ta coopération.
Nous nous levâmes et nous dirigeâmes vers la sortie.
— Hé, me lança-t-il. Je sais que tu es un ange. Je voulais te dire que j’étais désolé pour ton Père. Nous sommes tous affectés. Je sais que cela semble sans intérêt, mais je suis sincère.
— Merci, répondis-je en sortant.
Le bâtiment qu’il nous avait indiqué n’était pas loin, à quelques pâtés de maisons seulement, en plein centre-ville. Nous passâmes par les toits afin de nous y rendre plus discrètement. Nous arrivâmes en quelques minutes face à cet immeuble entièrement vitré. Il devait comporter une quarantaine d’étages. J’approchai du bord du toit afin d’observer l’entrée. Plusieurs démons montaient la garde. L’ascension de la bâtisse semblait compromise pour des raisons de discrétion. Je n’avais aucune idée du moyen d’y pénétrer. Je m’accroupis au bord de l’immeuble pour réfléchir. Miss Ombrelle se posta à côté de moi et scruta les alentours.
— Une idée ? fit-elle.
— Ça grouille de démons…
— Comment fais-tu pour savoir s’ils sont humains ou démons ?
— Je le ressens, je ne peux pas expliquer. Pouvoir des anges, peut-être ? Il nous faut un plan. Je ne sais pas comment accéder à l’intérieur.
— Si on optait pour une approche moins… frontale ?
— Explique-toi !
— Par le dessous du bâtiment, les égouts. Il y a un parking souterrain donc avec un peu de chance, un accès aux égouts.
Je tournai le regard dans sa direction et vis son sourire. Je hochai la tête. Nous descendîmes de l’immeuble par l’échelle de secours, pour arriver dans une petite ruelle peu fréquentée. Au milieu des déchets, je trouvai et soulevai une plaque d’égout. Une odeur infecte se dégagea du trou béant. Je pouvais distinguer le début d’une échelle qui descendait dans les ténèbres. Je regardai miss Ombrelle un peu décontenancée.
— Ben quand faut y aller, faut y aller, dit-elle en soupirant.
Elle entama sa descente. Je lui emboîtai le pas. En bas, l’obscurité était totale, impossible de voir devant soi. Nous pataugions dans l’eau sale qui nous arrivait au-dessus des chevilles. Miss Ombrelle sortit une lampe de poche de sa jarretière droite.
— Une femme se doit d’être parée à toute situation, fit-elle en éclairant le tunnel qui se trouvait devant nous.
De l’eau suintait des murs. Des tuyaux couvraient le plafond et partaient dans toutes les directions. Miss Ombrelle ouvrait la marche en éclairant notre chemin. Au bout de quelques minutes de progression, nous commençâmes à entendre des crissements de pneus. Nous devions être sous le parking. Nous nous dirigeâmes vers l’échelle la plus proche. Un grillage couvrait l’ouverture. Un peu de lumière était visible d’en bas.
— Monte le premier, me lança-t-elle en désignant l’échelle avec le faisceau lumineux.
Je bondis, soulevai la grille et arrivai dans le parking. Il n’y avait personne. Des néons à la lumière crue servaient d’éclairage. Miss Ombrelle me rejoignit rapidement et après un court examen des lieux, elle se dirigea vers l’ascenseur.
Elle me fit signe de la suivre. Nous avancions avec précaution, mais il n’y avait aucun bruit aux alentours, mis à part celui de nos pas qui résonnaient contre les murs bétonnés. L’ambiance était étrange, comme si quelque chose n’était pas normal. Notre progression avait été trop facile jusque-là.
L’accès à l’ascenseur et aux escaliers était illuminé par des lumières légèrement bleutées. Miss Ombrelle appuya sur un bouton pour appeler l’ascenseur. Elle inspecta les alentours pendant que la cage métallique descendait à notre rencontre. Au bout de quelques secondes, les portes s’écartèrent pour nous laisser entrer. Je n’étais pas à l’aise dans cet espace confiné. Nous nous glissâmes à l’intérieur.
— Dernier étage, me dit Miss Ombrelle.
— Oui, répondis-je en hochant de la tête.
Elle appuya sur le bouton. La tension était palpable. Je déployai frénétiquement mes mains comme pour les échauffer en prévoyance d’un combat. Les choses avaient été trop faciles, il devait nous attendre. Je levai les yeux au plafond et vis une trappe. Je fis signe à Miss Ombrelle de s’y glisser.
— Si les choses tournent mal, murmurai-je, va-t’en. Avertis Gabriel par n’importe quel moyen que le fils du Lucifer est ici.
Je lui fis la courte échelle afin de l’aider à accéder à l’ouverture. Elle se hissa à la force ses bras pour finalement arriver sur le toit de la cabine. Avant de refermer, elle me lança un regard tendre. Ensuite, un tintement se fit entendre. J’étais arrivé au quarantième étage.
Les portes métalliques s’ouvrirent. Devant moi, se trouvait un petit couloir, au bout duquel se dressait une grande porte noire. Cette dernière était entrouverte. Je m’avançai le long des murs qui étaient maculés de sang. Une ampoule rouge au plafond augmentait encore l’ambiance macabre des lieux. Je pouvais voir, de l’autre côté de la porte, le halo d’une lumière jaune-orangé. Je m’approchai d’elle en silence, et après quelques secondes d’hésitation, je me glissai par l’ouverture avec précaution. Malgré mes efforts, un grincement trahit ma présence.
— Entre, cria une voix provenant de l’intérieur. Je t’attendais.
Je savais à cet instant que le sort en était jeté. J’entrai. Aucun meuble, aucune décoration et aucun autre éclairage que des centaines de bougies… L’étage devait être toujours en cours de construction. Quelques pylônes porteurs ponctuaient le néant. La surface était énorme et, sur ma droite, à quelques mètres, je vis un canapé où se vautrait quelqu’un, installé devant un énorme écran de télévision. Je me dirigeai vers la silhouette affalée.
— Nous n’avons pas de bon modèle paternel, fit l’ombre en se redressant. C’est dommage. On le ressent dans nos réactions en société.
Il se leva et je me retrouvai face au fils de Lucifer.
— Il fallait que nous parlions, continua-t-il. Vois-tu, tu es fort, téméraire et intelligent. Bref, je ne vais pas faire l’inventaire de tes qualités, mais on a besoin de gars comme toi. Ou plutôt, j’ai besoin de toi !
— Je suis ici pour t’arrêter.
— Oui, je m’en doute… Mais peut-être y a-t-il moyen de s’entendre ? Laisse-moi te faire une proposition…
Il avait l’air contrarié par ma fermeté. Nous tournions autour du canapé pendant notre discussion, comme deux animaux qui s’évaluent avant d’attaquer. Je pouvais sentir sa confiance gagnée par l’anxiété.
— Voilà l’alternative, reprit-il, décontenancé. Tu nous aides, tu embrouilles un peu le Paradis. Toi et ta copine vous vivrez pendant l’invasion et vous ne subirez pas le jugement dernier. En bonus, je récupère son âme pour la lui rendre…
— Son âme, j’irai moi-même en Enfer pour la rechercher. Je vous stopperai toi et ton père.
— Ça n’a pas l’air de te plaire apparemment. Bon, attends. Si ma première proposition ne te convient pas, il y a mieux… Je ne compte pas laisser à mon père tout le magot. Je te propose de le défaire après. On joue le jeu puis, BAM, le vieux à la retraite. Tu en penses quoi ?
— Tu comptes trahir ton père ? Vous n’êtes même pas loyaux entre vous !
— Depuis longtemps c’est là l’essence même des démons, tu sais. Lucifer n’a jamais été un bon père, je n’ai connu que souffrance et malheur. Et ici, il m’envoie contre toi pour… Pour lui, je ne suis qu’un larbin. Je mérite mieux, je pense.
— Retourne en Enfer !
— Bon, tu n’es pas prêt à discuter on dirait. Enfin, j’aurai essayé.
Il ouvrit la bouche et poussa un hurlement strident. Sa mâchoire changea d’apparence pour laisser sortir plusieurs petits crocs. Il se rua sur moi, les deux mains en avant pour m’attraper. Il saisit ma veste et me projeta en l’air. Je retombai lourdement au sol. J’eus à peine le temps de prendre conscience de l’assaut, qu’il était déjà au-dessus de moi, me matraquant de coups de poing. Il était d’une rapidité affolante, pourtant ses attaques manquaient de puissance. Tout en encaissant, je pus saisir sa tête et la frapper violemment au sol. Je me relevai d’un bond et lui assénai plusieurs coups de pied au visage, mais il me saisit la jambe et me projeta à nouveau de l’autre côté de la pièce. Je m’encastrai dans une colonne, sans pour autant ressentir trop de douleur. Je me relevai lentement.
— Tu es fort, dit-il en crachant du sang. Je comprends pourquoi Père te craint. Tu pourrais gagner encore en puissance en te joignant à nous. Nous pourrions devenir invincibles à nous deux et renverser le Paradis, reprendre ce qui nous revient de droit !
— Je n’aspire pas à la haine, répondis-je calmement. Tu es faible et je t’arrêterai.
— Tu le penses vraiment ? Que dis-tu de ça ?
Il disparut sous mes yeux et réapparut devant moi en un instant. Les coups s’échangèrent férocement à nouveau. Il disparaissait et apparaissait constamment à des endroits différents, mais ce subterfuge l’affaiblissait rapidement car cela lui demandait beaucoup d’énergie. Les ombres créées par les bougies rendaient le combat plus spectaculaire encore. Profitant d’un moment d’épuisement de mon adversaire, je pris le dessus et le maintins à terre pour l’immobiliser. J’étais au-dessus de lui, le poing brandi, lorsqu’il se cacha derrière ses mains.
— C’est bon, gémit-il, exténué. Tu m’as eu, je m’avoue vaincu. Je sais reconnaître quand j’ai perdu un combat.
Je retins mon poing. Des filets de sang sillonnaient son visage. Il était blessé et semblait épuisé.
— Mon père m’a dit que tu ne tuais pas, alors sois clément avec moi. Je te dirai tout ce que tu voudras.
Je me redressai doucement, baissant ainsi ma garde. Un léger sourire s’inscrivit sur le visage de l’Adam obscur. Un éclair jaillit lorsqu’il sortit une lame de sa manche et je ressentis presque aussitôt une vive douleur dans le côté gauche.
— Même si je perds, lança-t-il en jubilant, je t’emmène avec moi ! N’est-ce pas une fin comme tu la désirais : mourir pour tes principes ?
Il tomba en arrière en riant. Je m’affaissai sur les genoux en retirant la lame. La douleur était aussi intense que lorsque le poison de l’anesthésiste se diffusait dans mon sang. Je levai la tête vers le plafond et hurlai le nom de mon frère : Gabriel. Mon cri résonna à travers les couloirs de la bâtisse. C’était insoutenable. Le fils de Lucifer était vaincu, mais moi j’étais terrassé. Je m’effondrai en arrière et là, avant même de toucher le sol, je fus récupéré par Gabriel.
— Laisse-toi aller, souffla-t-il à mon oreille. Je suis là, maintenant ça va aller.
La douleur me fit perdre connaissance. J’entendais vaguement quelques voix, dont celles de Gabriel et de Michael, mais ce n’étaient plus que des sons que je percevais vaguement au loin. À mon réveil, une douleur lancinante vrillait ma tête et mon côté. Mes sens étaient encore approximatifs. J’étais allongé dans le canapé. Gabriel était accroupi devant moi, son costume blanc maculé de sang. Le mien, supposai-je. Je me relevai péniblement en me tenant le côté gauche.
— Tu as toujours l’art de te retrouver dans les ennuis, dit-il en souriant. Je suis content de te savoir hors de danger.
— Où est le fils de Lucifer ? demandai-je.
— Au Purgatoire, Michael l’interroge. Il espère obtenir des informations intéressantes sur les plans de l’Apocalypse. Je suis content de te retrouver conscient ! La dernière fois que tu l’avais affronté, il t’avait vaincu. Maintenant, te voilà devenu plus fort que lui…
— Je suis content de te voir aussi mon frère.
— Il faut que tu gagnes encore en puissance, nous n’allons plus pouvoir enrayer l’Apocalypse très longtemps. Le Paradis faiblit.
— Nous y arriverons. Nous devons y arriver.
— Je vais rejoindre les autres. Prends soin de toi. Si nous découvrons quelque chose, nous te le transmettrons.
Gabriel porta son regard sur quelqu’un ou quelque chose. Je me redressai péniblement et vis miss Ombrelle.
— Tu prends soin de lui pour moi, lui lança-t-il. Il est encore faible pour le moment.
Elle acquiesça de la tête et vint s’asseoir près de moi. Gabriel se leva et sortit de la pièce. Je me levai tant bien que mal, Miss Ombrelle m’aidant comme elle le pouvait.
— Ça a dû être douloureux, s’exclama-t-elle.
— Bien sûr, mais le fils de Lucifer est au Purgatoire !
— C’est génial ! dit-elle en souriant. On commence à gagner quelques batailles. Nous pouvons repousser l’Apocalypse.
— Je l’espère.
Nous nous dirigeâmes vers l’ascenseur afin de repartir par où nous étions venus. Nous repassâmes par les égouts. En regagnant mon repaire, nous croisâmes des jeunes gens qui dansaient sur une place publique. Je regardai les humains sans comprendre.
— Pourquoi dansez-vous, vous les humains ? demandai-je à miss Ombrelle.
— Très bonne question. Pour nous défouler ou nous rapprocher de certaines personnes. C’est un moyen d’expression également. Parfois la musique doit être accompagnée par de la danse pour saisir sa signification profonde. Nous dansons également pour exprimer notre tendresse envers l’être que nous aimons.
Nous restâmes à admirer le spectacle de rue. Miss Ombrelle semblait souffrir d’un manque. Quelque chose qu’elle ne pourrait plus faire en sachant la vérité sur le monde qui l’entourait. Ces moments d’insouciance que les humains savourent tous les jours sans s’en rendre forcément compte, ces moments d’innocence qui font partie intégrante de leur vie, elle n’y avait plus droit. Ensuite, elle me serra dans ses bras.
— Pourquoi… commençai-je.
— Chut, coupa-t-elle. Ne pose pas de questions, ne parle pas. Laisse ce moment passer. Laisse-moi en profiter.
Elle resta blottie contre moi quelques instants. Je sentais sa respiration se calmer comme si elle s’apaisait. Nous restâmes là, sans bouger, l’un contre l’autre, pendant que le temps s’écoulait…
III – Le dévoreur de rêves
Le monde des rêves vous est nécessaire. Il vous permet de mieux vous comprendre. Il vous permet également d’être créatifs, il sollicite votre imagination. Ce monde est personnel et spécifique à chacun. Dans cet endroit, vous êtes forts et vulnérables à la fois. Certaines créatures se nourrissent de l’essence des songes car elles attendent, tapies dans vos cauchemars, pour vous attaquer.
Après la traque du fils de Lucifer, j’étais fatigué. La bataille avait été rude et mon corps avait beaucoup souffert. Je ne désirais qu’une seule chose : me reposer. Dans l’attente de nouvelles de mes frères, je restais caché dans le bâtiment que j’occupais depuis mon arrivée. Épuisé, je m’endormis pendant plusieurs heures. Mon sommeil fut loin d’être réparateur. Plusieurs visions hantaient mes rêves : celle de Lucifer torturant miss Ombrelle, celle de la Terre dévastée et rongée par les démons et le feu. Dans ce cauchemar, les humains criaient de panique. Ils se battaient et se déchiraient entre eux. Certains étaient terrifiés et d’autres semblaient se délecter de cette situation. Je les voyais se lacérer, s’écorcher et se mutiler. Les rues étaient inondées de sang. Les flammes se propageaient, dévorant tout sur leur passage. La voix de père résonnait partout en me répétant que j’avais échoué. J’assistais impuissant à l’Apocalypse. Pris d’angoisse, je me réveillai en hurlant.
— Calme-toi, me chuchota miss Ombrelle en me tenant dans ses bras. Je suis là, calme-toi. Chut.
— Mais c’était vrai, m’écriai-je. Toutes ces choses que j’ai vues, toutes ces choses étaient vraies.
Je n’arrivais pas à dissocier le rêve de la réalité. Les choses étaient confuses. Je voulais crier.
— Ce n’était qu’un cauchemar, m’expliqua-t-elle. Ce n’était pas réel. Calme-toi et reprends ton souffle. Je suis là, calme-toi.
Ce cauchemar avait été si vrai, si intense ! Je pouvais encore entendre la voix de Père. Miss Ombrelle resta un long moment à m’étreindre afin de m’apaiser. Je tremblais de tout mon être. La peur me tenaillait le ventre. J’étais horrifié à l’idée de fermer les yeux à nouveau et de me rendormir.
Au bout de quelques minutes, j’arrivai à reprendre mon calme. Je redevins lucide.
— Du nouveau sur notre Apocalypse ? me demanda-t-elle.
— Le fils de Lucifer est interrogé au Purgatoire en ce moment, répondis-je. J’espère avoir des informations sur les prochaines étapes de l’opération par mon frère. Et de ton côté ?
— Les catastrophes naturelles frappent un peu partout. Beaucoup de volcans se réveillent. Sinon, un bon nombre d’enfants ont été admis dans le centre hospitalier de Natural City. Manque de sommeil, fatigue et hallucinations d’un monstre qui aspire leur vie.
— Des enfants ? fis-je, surpris. Le dévoreur de rêves…
— Qui ?
— Une créature démoniaque, un des sbires de Lucifer. Il se nourrit de la peur en changeant les rêves en cauchemars. Si on n’agit pas rapidement, il aura absorbé suffisamment de force.
— Assez de force pour quoi ?
— Pour pénétrer dans notre monde.
Je me levai rapidement, prêt à partir, lorsque miss Ombrelle posa sa main sur mon épaule, m’arrêtant dans mon élan. Je me retournai et lus l’incompréhension dans ses yeux.
— Avant de partir, je veux que tu m’expliques tout, fit-elle. Je n’y comprends rien.
— Je vais te raconter ce que je sais. À l’époque de la Grande Guerre, le ciel était séparé en deux. Lucifer donna des pouvoirs à certains de ses soldats. Par exemple, il rendit une aile à Thalis tandis que l’un d’entre eux, le dévoreur de rêves, reçut le pouvoir de générer la peur. Il s’alimenterait de nos craintes.
Après la défaite de Lucifer Père bannit les anges rebelles, sauf certains qu’il maudit afin d’en faire des exemples. Le démon assoiffé de peur fut enfermé dans une autre réalité, car son pouvoir était trop dangereux. Ne pouvant plus nous effrayer, ce dernier chercha une autre source d’énergie. En errant dans cette dimension, il trouva la voie des rêves des humains. Il y puisait seulement ce qui lui était nécessaire pour survivre. Lucifer veut à présent le libérer de son exil afin de l’utiliser pour son Apocalypse.
L’expression sur le visage de Miss Ombrelle se modifia au long de mon récit. La situation semblait l’épouvanter plus que je ne pouvais l’imaginer. Je me levai pour me mettre en route. Elle me retint par le bras.
— Je t’y conduis, dit-elle.
J’opinai de la tête. Après quelques minutes de chemin, nous arrivâmes devant l’hôpital en question. Un nuage noir semblait planer au-dessus de l’énorme construction. Des éclairs ponctuaient le sombre tableau. Je levai la tête et m’arrêtai un instant. Miss Ombrelle se tourna vers moi.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.
— Dans les nuages ! Regarde bien, il est là…
Elle leva la tête et ouvrit la bouche, stupéfaite. Fugitivement éclairé par les éclairs un personnage angoissant se dessinait, donnant l’impression d’envelopper la bâtisse. Je me précipitai dans la ruelle le long de l’hôpital afin de grimper par l’escalier de secours. Miss Ombrelle m’emboîta le pas. Après trois paliers elle me signala que nous étions arrivés au bon étage. J’ouvris l'issue de secours en silence et me glissai dans le couloir. L’atmosphère était lourde, oppressante. Les lumières clignotaient par moment, comme si elles peinaient à rester allumées. Des bruits de pas résonnaient au loin.
— Où sont les enfants ? murmurai-je.
— Au fond à gauche.
Je me dirigeai vers les chambres des enfants, suivi de Miss Ombrelle, lorsqu’au coin du couloir une petite silhouette apparut. Un garçon d’une dizaine d’années déboula en courant dans notre direction en hurlant de panique. Le petit semblait avoir l’Enfer à ses trousses. Les bruits de pas et les cris derrière lui nous signalèrent qu’il était suivi par des infirmières. Avant d’être vus, nous nous ruâmes dans un placard à balais situé à proximité.
— Je… Je ne veux pas dormir, hurlait l’enfant, il va manger mon cœur !
— Il est tard, vociféra l’infirmière. Un cachet et au dodo, sinon la piqûre.
— Non, pas la piqûre, pas de sommeil ! Il va manger mon cœur !
Nous les entendîmes s’éloigner. Au bout de quelques minutes, le calme étant revenu, nous sortîmes discrètement et reprîmes notre progression vers les chambres.
Au coin du corridor se trouvait le local des infirmières. Ces dernières regardaient des écrans, surveillant ainsi à distance les rythmes cardiaques de leurs patients. Nous continuâmes notre chemin accroupis afin de passer sous leur comptoir sans être vus.
Au bout de quelques mètres, nous atteignîmes une chambre commune. Un genre de dortoir dans lequel se trouvaient une quinzaine de lits. Tous étaient occupés. La plupart des enfants semblaient agités dans leur sommeil. La pièce était plongée dans la pénombre. Nous la parcourûmes pour observer tous les enfants. Je ne savais pas quoi faire. Pourtant, il fallait faire quelque chose…
— Vous êtes qui ? entendis-je sur ma gauche.
Je tournai la tête et vis un jeune enfant ensommeillé qui se frottait les yeux péniblement. Je me dirigeai vers lui. Il me scruta pour voir mon visage.
— Tu devrais dormir, dit miss Ombrelle avec tendresse.
— Je,… Je ne peux pas, répondit l’enfant. Le monstre veut manger mon cœur.
— Comment est-il, ce monstre ? lui demandai-je.
Il se retourna vers moi. Il semblait intrigué par notre présence, sans pour autant paraître plus effrayé qu’il ne l’était déjà.
— C’est toi qui es dans les journaux, fit-il, émerveillé. Pourquoi tu caches ton visage ?
— Parce que c’est un super-héros discret, répondit miss Ombrelle. Il doit protéger son identité, comme moi en portant ce masque.
Subitement, les autres occupants de la chambre, bien qu’endormis, se redressèrent tous ensemble, les yeux fermés.
— Nous savons tous qui tu es, murmuraient-ils tous en me montrant du doigt. Bientôt, je serai dans ce monde et je mangerai le cœur de ces enfants.
— Je ne te laisserai pas faire. Nous t’avons déjà banni par le passé, dis-je avec détermination.
Tous les enfants retombèrent lourdement en arrière dans leur lit. Il me fallait aller à sa rencontre. Son pouvoir devenait palpable. Miss Ombrelle tenait dans ses bras le jeune garçon terrifié par la scène qu’il venait de voir.
— Il faut que je dorme, m’exclamai-je. C’est la seule option pour l’arrêter. Je n’ai pas le choix.
— Dormir, s’étonna miss Ombrelle. Ici et maintenant ?
— Pas besoin, fit le jeune garçon avec une voix venue d’outre-tombe. La frontière de cette réalité est déjà en train de s’estomper.
Les yeux de l’enfant étaient orangés. Un sourire moqueur se dessina sur son visage. Ensuite, il nous saisit par les bras en s’esclaffant, le visage dressé vers le ciel.
— Viens jouer, dit-il en me regardant.
À ces mots, il s’enfonça dans son lit comme aspiré, nous entraînant dans un long boyau noir ponctué de flashs blancs. Durant cette descente, l’enfant était inconscient. Je m’empressai de le saisir pour le protéger à l’atterrissage. Je réussis à attraper miss Ombrelle pour la protéger également. Au bout de quelques secondes, contre toute attente, nous percutâmes une surface souple et élastique.
— Chic ! s’émerveilla le jeune garçon en se redressant. Un magasin de jouets.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? fit miss Ombrelle, désorientée.
— Nous sommes dans une autre réalité, répondis-je. Dans ce monde, il peut tout déformer à partir des rêves de quelqu’un. Dans notre cas, ceux de notre jeune ami.
Je me relevai et vis que nous avions atterri sur un trampoline. Le bâtiment était gigantesque et il y avait des centaines de rayons de jouets. Le gamin se précipita vers les peluches. Il les prenait une à une et semblait les vouloir toutes en riant à gorge déployée. Il avait l’air de s’amuser. Je restai sur mes gardes. Je progressai vers l’enfant avec prudence.
Soudain, le jeune garçon se tut, puis il hurla de panique. Je me précipitai. Il était attaqué par des peluches. Je le libérai de cet assaut en jetant les jouets au loin. Miss Ombrelle prit l’enfant dans ses bras pour le rassurer.
— Tu dois le calmer, dis-je. Sa peur LE nourrit.
— Tu as bien changé, entendis-je.
La voix qui parlait était celle du dévoreur de rêve. Elle retentissait dans la bâtisse. Je ne pouvais le voir, mais sa voix gutturale venait de partout. Pendant ce temps, miss Ombrelle peinait à rassurer l’enfant terrorisé. Un bruit de pas résonna. Il se rapprochait de nous. Je surveillai les extrémités de l’allée à l’affût du moindre mouvement.
— J’arrive, souffla le dévoreur de rêve.
Les pas se rapprochaient. Je me retournai vers miss Ombrelle.
— Cachez-vous dans le rayon de peluches, murmurai-je. Ne faites aucun bruit.
Elle acquiesça de la tête, s’exécuta, entraînant le garçon avec elle dans le présentoir. Je me déplaçai vers l’origine du bruit. Mais après quelques pas, il apparut au bout de l’allée. Son physique avait changé depuis le temps. Il avait à présent l’apparence d’un grand squelette coiffé d’un bonnet de fou auquel tintaient trois grelots. Il n’avait pour seuls vêtements que ce chapeau ridicule, une paire de gants blancs, immaculés, et une paire de chaussures rouges de clown. De ses yeux sortaient des flammes bleues. Il arborait un grand sourire, deux petites canines pointaient vers l’avant. Il s’inclina en simulant une révérence et fit tournoyer son couvre-chef.
— Coucou, dit-il ironiquement. C’est moi.
Mon corps se raidit à sa vue. Il remit doucement son chapeau et courut vers moi. Je me mis en position pour me battre. Il ne s’arrêta pas. Je lui assénai un coup au niveau de la mâchoire inférieure. Il tituba en arrière en riant pendant que sa tête tournait à 360° sur elle-même. Je relâchai mon attention face à ce spectacle burlesque et déroutant, il en profita pour se jeter sur moi et me faire tomber en arrière. Il se plaça au-dessus de moi tandis que son crâne tournait encore. Il me frappa autant qu’il le pouvait. Je parai les coups avec mes avant-bras. Sa tête s’arrêta enfin de tourner et ses yeux de braise se fixèrent sur moi.
— Tu n’as pas froid ? demanda-t-il en se penchant en arrière.
J’eus à peine le temps de réaliser ce qui se passait. Il crachait des flammes. Mes avant-bras me protégeaient.
Soudain son attention fut attirée par autre chose. Les jets de feu cessèrent et mon ennemi tomba au sol. Miss Ombrelle était debout à côté de moi, tenant une pelle en main.
— Relève-toi, me lança-t-elle. On ne doit pas rester ici. On a trouvé une issue dans le présentoir.
Elle se retourna, courut et plongea parmi les rangées de peluches. Malgré ma surprise, je la suivis. Nous arrivâmes dans un tout autre décor. Nous étions dans une grande cave sombre. Le petit garçon tremblait de peur. Au bout de la cave, il y avait une vieille chaudière à charbon. Le long des murs se trouvaient des étagères remplies de boîtes de conserve. Après la machine, en haut d’un escalier, une porte semblait vouloir nous barrer le passage.
— On est dans ma maison, murmura l’enfant, terrifié. La chaudière va me manger.
À ces mots, la machinerie cracha du feu en faisant un bruit sourd. La porte en haut des marches s’ouvrit avec fracas. Un ricanement se propagea dans la pièce. Notre adversaire descendait calmement. Nous étions pris au piège. Je me plaçai devant miss Ombrelle et le petit garçon. Le dévoreur de rêves avançait lentement vers nous.
— Je me précipite sur lui et vous en profitez pour fuir, lançai-je par-dessus mon épaule.
Une fois qu’il se fut assez approché, je me jetai sur lui. Dans un premier temps, je réussis à le faire tomber et à prendre le dessus. Sans attendre, miss Ombrelle saisit l’enfant tétanisé dans ses bras et se dirigea vers l’escalier. Alors qu’elle passait à notre hauteur, le dévoreur de rêve se retourna et lui attrapa la cheville. Elle tomba de tout son long en lâchant l’enfant. Ce dernier sanglotait à n’en plus finir. Je tentai d’inverser la situation sans succès. Ensuite, la chaudière s’ouvrit à nouveau pour cracher du feu. Je saisis mon adversaire par les côtes, l’entraînant de toutes mes forces afin de faire entrer son crâne dans la machine. Comprenant mon intention mon ennemi se débattit, délivrant miss Ombrelle qui se releva et vint m’aider à le pousser. Nous unîmes nos forces, tâchant d’éviter les flammes qui s’échappaient de la chaudière tout autour de nous. Ensuite, l’enfant courut vers nous et se mit également à pousser le dévoreur de rêve. Ce dernier me frappait en se débattant, mais au bout de quelques secondes son crâne entra dans la chaudière et celle-ci l’engloutit pendant qu’il hurlait à la mort.
Je me reculai d’un bond. Derrière la petite vitre de la porte, nous pouvions voir une main squelettique passer à travers les flammes. L’enfant se tenait debout derrière moi, sans pleurer, le regard fixé vers la chaudière. Il n’en avait plus peur. Au bout de quelques secondes, les hurlements cessèrent et nous pûmes entendre la porte en haut des escaliers se déverrouiller. Nous nous dirigeâmes vers cette dernière et l’ouvrîmes. Une lumière blanche inonda la pièce.
La seconde d’après, je me réveillai sur le sol de l’hôpital. Miss Ombrelle était allongée par terre et le petit était dans son lit. Lorsque je me relevai, l’enfant me sourit.
— Je t’ai sauvé, dit-il en chuchotant. Je suis un super-héros secret aussi, alors !
Il tourna la tête vers miss Ombrelle, cherchant son approbation. Elle sourit et acquiesça.
— Comment t’appelles-tu ? demandai-je.
— Hagen Matennen.
— Merci de m’avoir sauvé, Hagen.
Je fis un signe de la tête à miss Ombrelle pour lui faire comprendre que nous devions partir. Elle se leva, borda l’enfant en lui déposant un baiser sur le front. Nous sortîmes des chambres pendant que le jeune Hagen se rendormait.
— Pourquoi as-tu embrassé cet enfant ? fis-je.
— Je ne sais pas. L’instinct maternel, probablement.
Je perçus de la détresse et de la mélancolie dans sa voix. Peut-être aurait-elle voulu mener une autre existence, avec des enfants ? Elle ne pourrait pas avoir la vie dont elle rêvait tant que la malédiction de sa famille pèserait sur ses épaules.
En nous dirigeant vers la sortie, nous découvrîmes une scène de massacre. Du sang maculait les murs carrelés de blanc. La télévision était toujours allumée. Les deux infirmières étaient là, mais dans un sale état. L’une, assise dans un fauteuil à roulette, agonisait, tentant vainement de retenir les intestins qui s’échappaient de son ventre, l’autre, ou plutôt ce qu’il restait de son corps, gisait face contre terre. De la fumée s’en échappait et il ne restait d’elle que sa peau noircie. Miss Ombrelle mit la main devant sa bouche, prise d’un haut-le-cœur. Sur le sol, on pouvait lire en lettres de sang : « Je suis quand même parvenu à traverser, la peur du petit a été suffisamment forte. » Je compris que le dévoreur de rêve avait réussi à revenir dans notre monde.
Nous sortîmes de l’hôpital. Je ne savais plus quoi penser. Malgré notre victoire, le dévoreur de rêve s’était échappé. Miss Ombrelle garda un œil sur Hagen et me donna fréquemment de ses nouvelles par la suite. Elle me dévoila ainsi le côté tendre de sa personne, ce côté maternel qu’elle refoulait à cause de sa situation. L’Apocalypse avançait malgré nos efforts pour la contenir et ma crainte de voir Lucifer gagner grandissait. J’attendais des nouvelles du Purgatoire. Quoi qu’il en fût, le dévoreur de rêve aurait encore un rôle à jouer dans cette histoire…
IV – L’armée des déchus
Le dévoreur de rêves était libre. Un démon de plus sur les bras… La liste commençait à devenir longue et cela n’allait pas sans m’inquiéter. Les rangs de nos ennemis grandissaient alors que les nôtres stagnaient. Je craignais qu’on ne soit dépassé en nombre et en puissance. Malgré nos petites victoires, nous avancions inéluctablement vers la guerre. Il était désormais vain d’essayer de freiner les choses. L’affrontement n’allait pas tarder, restait à savoir quel camp aurait l’avantage.
Les signes ne trompaient pas. Gabriel avait pu extirper des informations au fils de Lucifer concernant ses plans. Ce dernier désirait ouvrir un passage entre la Terre et l’Enfer. Une porte par où pourrait passer l’armée prête à sortir des abysses. Le Paradis était à nouveau divisé et ne pouvait nous procurer les forces nécessaires pour équilibrer la menace adverse. Cependant dans l’ombre des choses se préparaient. J’allais bientôt les découvrir.
Ce soir-là, j’étais en compagnie de Gabriel dans mon immeuble à discuter d’une éventuelle solution.
— Nous manquons de soldats, dit-il inquiet. Il nous faut recruter.
— Nous avons réussi à défaire notre frère, il y a longtemps déjà. Nous pourrions réitérer l’expérience.
— La situation a changé. De plus, Père n’est plus là. À l’époque, nous étions plus influents. Le doute s’empare de nous. Malgré mes efforts, je commence à entrevoir l’éventualité de notre défaite.
Un silence s’installa entre nous. Les circonstances de la disparition de Père étaient toujours floues. La sécurité du Purgatoire était maintenue, malgré le désarroi qui régnait au Paradis. Gabriel maintenait l’ordre du mieux qu’il pouvait. Grâce à sa diplomatie, il avait réussi à maintenir un certain équilibre bien que précaire. Aucun ange n’avait rejoint Lucifer mais beaucoup ne prendraient pas non plus part à une guerre ouverte.
— Quoi qu’il en soit, continua-t-il, il nous faut des troupes. Une guerre ne se gagne pas comme ça.
— Recrute tant que tu peux parmi nos frères. Je vais tenter de trouver une solution ici-bas.
— Je regarderai même parmi les prisonniers.
— Tu irais jusqu’à cette extrémité ? m’étonnai-je.
— S’il le faut, oui. C’est une guerre. Peu importe les moyens, nous devons la gagner.
À ces mots, il s’éclipsa et je me retrouvai seul face à mon tourment. Où trouver des effectifs ? Je restai à méditer sur le problème pendant quelques instants encore lorsque je fus interrompu dans ma réflexion par une voix familière.
— Toujours en train de te torturer pour trouver une solution, fit miss Ombrelle en sortant de l’ombre.
— La guerre approche et nous manquons de troupes.
— Je connais quelqu’un qui pourrait t’aider.
Elle avait l’air sûre d’elle. Elle savait quelque chose que j’ignorais. Nous parcourûmes la ville nous dirigeant vers son centre. Au bout de quelques minutes, je reconnus le chemin. Nous allions voir le néphilim.
— Il nous a aidés pour la capture du fils de Lucifer, me lança-t-elle. Je sais que tu te méfies de tout, mais vous avez des idées communes.
— Je ne sais pas si c’est un bon plan, répondis-je, sceptique.
— Au point où on est, reprit-elle convaincue de son idée, aucune aide n’est à refuser.
Elle n’avait pas tort. Nous étions si peu… Mais cette situation pouvait-elle excuser et justifier toutes les alliances ?
Nous arrivâmes devant l’entrée arrière du bar. Miss Ombrelle frappa à la porte. L’impasse dans laquelle nous nous trouvions débordait d’énergie démoniaque. J’avais l’impression de sauter dans un piège. Je scrutais du regard les toits et les escaliers de secours à l’affût des démons, lorsqu’un bruit de verrou se fit entendre. La porte grinça et dévoila le néphilim qui semblait nous attendre. Il me regarda droit dans les yeux.
— Je vous attendais, dit-il en me tendant la main.
Je le regardai avec méfiance. Rien ne m’assurait de son honnêteté. J’étais tombé dans tellement de pièges auparavant ! Voyant que je ne lui serrais pas la main, il retira son bras avec un certain malaise et nous invita à entrer. Miss Ombrelle s’engouffra dans l’encadrement de la porte et disparut, comme avalée par les ténèbres. Je restai là, anxieux. Elle revint vers moi, me saisit la main.
— Fais-moi confiance, dit-elle en me souriant.
Il me fallut quelques secondes de réflexion avant de me décider, mais avais-je le choix ? Je pénétrai dans la bâtisse à contrecœur. Je m’attendais au pire. Certes, le néphilim m’avait déjà aidé, mais pouvais-je pour autant lui faire confiance ?
Après avoir descendu des escaliers, nous entrâmes dans une pièce très sombre. Il faisait humide, ce qui s’ajoutait à l’atmosphère inquiétante. Une table occupait le milieu, juste en-dessous d’une unique ampoule suspendue au plafond par un simple fil électrique. Quatre chaises entouraient le meuble et l’une d’elle était occupée par un homme assez grand aux cheveux noirs, rasé de près et vêtu de vêtements distingués. Il portait des gants noirs et agita un mouchoir devant lui.
— Il y a beaucoup de poussière ici, lança-t-il au néphilim. On aurait pu se retrouver dans un endroit plus… propre. Enfin, je vois que vous avez amené l’ange. Nous pouvons donc discuter affaires.
Il savait qui j’étais. Il avait un avantage sur moi. Il leva les yeux dans ma direction et sourit avec une certaine satisfaction.
— Qui es-tu ? demandai-je intrigué.
— Quelqu’un qui veut te faire une proposition, répondit-il en souriant.
Il m’indiqua une chaise de la main, m’invitant à m’asseoir. La tension monta dans la pièce. Miss Ombrelle s’assit avec nous autour de la table.
— Je me nomme Cromwell, dit-il en me tendant la main. Je n’irai pas par quatre chemins. Ceux que je représente ne sont pas dupes. L’Apocalypse est en route et nous la refusons. Ceci va se solder par un combat de titans entre démons et anges, mais avec la disparition de Dieu, le camp des anges se voit affublé d’un handicap qui pourrait le mener à sa perte.
J’étais surpris par les mots de mon interlocuteur. Il semblait en savoir beaucoup sur ce qu’il se passait. La méfiance m’habita entièrement.
— Tu es un démon, fis-je calmement. Et tu représentes des démons. Nous sommes ennemis depuis que vous avez suivi Lucifer. Je n’ai besoin d’aucune aide de votre part.
Je me levai d’un bond et pris la direction de la sortie. La chaise tomba avec fracas derrière moi.
— Écoute-le avant de partir, me supplia Miss Ombrelle. Il peut nous être utile.
Je stoppai mon élan. Était-ce dû à la prière de Miss Ombrelle ou au fait que je savais au fond de moi que je n’avais pas vraiment le choix ? Je me retournai, avançai d’un pas déterminé et frappai avec mes deux mains à plat sur la table.
— Donne-moi une bonne raison de t’écouter, criai-je à Cromwell.
— Nous aimons les choses comme elles sont et nous voulons qu’elles restent ainsi, répondit-il sans sourciller. Nous sommes des démons, mais à force d’être en contact avec des humains, notre humanité a repris le pas. Comme toi, nous avons commencé à développer des sentiments à leur égard. Et nous refusons l’Apocalypse, nous refusons qu’il arrive quelque chose aux gens que nous aimons.
— Aimer, vous, les démons ? Vous détruisez tout ce que vous touchez. Vous avez été enfantés dans la haine et la destruction.
J’avais beau m’énerver et le provoquer, il restait malgré tout d’un calme olympien. Comme s’il attendait patiemment que je finisse de déverser toute ma rage.
— Nous savons tous les deux ce que nous représentons l’un pour l’autre, reprit-il, mais nous avons un ennemi commun. Je ne te demande pas de me faire confiance, nous voulons juste nous battre à vos côtés sans que vous vous retourniez contre nous.
La proposition semblait trop belle, que cachait-il derrière tout ça ? Je me tournai vers Miss Ombrelle qui n’osait rien dire, ni même bouger. En la regardant, je revis les images que Fate m’avait montrées : la terre dévastée par les démons. Et surtout la mort de miss Ombrelle. Je n’avais pas le choix, je devais accepter. Prenant une grande inspiration, je me résolus à trouver un accord.
— Que demandez-vous en échange de votre aide ? fis-je, résigné.
— De pouvoir vivre sur Terre sans faire de vagues, dit-il en souriant. Nous ne voulons pas être traqués mais qu’on nous laisse en paix. Nous nous engageons à ne pas faire de mal aux humains. Nous sommes d’accord ? À partir du moment où l’un de nous redevient mauvais, il redeviendra ta proie sans aucune discussion.
— Accordé, lâchai-je à contrecœur. Miss Ombrelle vous préviendra le jour où nous aurons besoin de vous.
Il hocha de la tête et se leva pour me serrer la main. Je lui tournai le dos en prenant le chemin de la sortie.
— Nous ne sommes pas amis, lançai-je par-dessus mon épaule.
— Je n’en attendais pas moins de toi, répondit-il, satisfait.
Une fois dehors, je n’eus plus qu’un désir : disparaître. Encore une fois, j’avais dû trahir mes principes pour vaincre. Où se trouvait la limite à ne pas franchir ? L’avais-je déjà tellement franchie que je ne pouvais plus la distinguer ? Comment annoncer cela à Gabriel ? Des milliers de questions se bousculaient dans ma tête. Pouvais-je me fier à Miss Ombrelle ? Je ne savais plus quoi penser de cette situation. Je n’étais certain que d’une chose : je ne voulais pas que la Terre soit dévastée.
— Finalement, cela s’est bien passé, fit Miss Ombrelle en me rejoignant dehors.
— Où se trouve la frontière entre le bien et le mal ? lui demandai-je. Pour faire le bien, tout le mal est-il justifiable ? Peut-on marcher sur le fil séparant les deux, sans jamais plonger d’un côté ou de l’autre ? Je veux préserver cette Terre, je veux préserver le travail de Père. Mais cela justifie-t-il tous les sacrifices ? Ne suis-je pas en train de perdre tout ce que je suis ? S’allier aux démons, après ça, qu’est-ce qui me différenciera de Lucifer ?
Je criai en énonçant toute ma pensée comme pour essayer de l’extirper de mon esprit. La pluie tombait sur moi pendant que je hurlais ma frustration. Je levai la tête au ciel.
— C’est un test, vociférai-je. Père, c'est un test ?
Miss Ombrelle s’approcha de moi et me serra dans ses bras. Elle me réconforta sans un mot. Je savais que c’était la seule décision qui pouvait tous nous sauver. Et il n’y avait aucune justification à donner. Cromwell semblait sincère, mais je ne savais pas encore si je pouvais me fier à lui. C’est dans les mains d’un démon que se trouvaient nos espoirs. Ironique et inattendu ! Tout ceci avait l’air d’une farce. Mais au fond, Cromwell et moi, nous n’étions pas si différents ! Miss Ombrelle m’apprit qu’il avait changé de camp pour sauver la famille dans laquelle il se trouvait. Lucifer l’avait envoyé en mission d’infiltration prenant la place du père. Mais quelque chose d’inattendu s’était produit et il s’était attaché à cette famille. Il ne voulait plus œuvrer pour Lucifer. Il avait découvert les sentiments humains et apparemment, il n’était pas le seul. Beaucoup de démons se joignirent à lui afin de se défaire des enfers. Cependant pour en être totalement libéré, il allait leur falloir participer à la guerre. L’espoir d’un avenir renaissait en moi…
V – Une mélodie dans l’air
Les humains ont créé beaucoup d’activités dans le but de se divertir. L’art sous toutes ses formes leur donne une infinité de possibilités pour atteindre ce but. Pour eux, c’est une façon de s’échapper de leur existence. Une fuite dans l’imaginaire pour éviter de rester confrontés à leurs propres problèmes. Les hommes fourmillent de créativité afin d’exprimer leurs sentiments et leurs idées. Certains sont beaucoup plus doués que d’autres. Dans l’art, il ne s’agit pas seulement de virtuosité mais surtout de l’intention qui se cache derrière. Finalement, la forme d’art choisie reste un moyen de s’exprimer, et non une fin en soi. Je n’arrivais pas à comprendre l’intérêt de ces distractions.
Peu après ma rencontre avec Cromwell, je pouvais à nouveau entrevoir une lueur d’espoir. Même si j’éprouvais beaucoup de difficultés, j’étais prêt à mettre mes principes de côté le temps de cette guerre. J’étais assis sur le bord d’un toit, laissant mes idées vagabonder dans mon esprit. Sous mes jambes, je pouvais voir les passants marcher dans la rue. Mon regard était perdu dans le vague. La tension était toujours présente dans l’air, le calme avant la bataille…
— Je peux me poser près de toi ? entendis-je derrière moi.
— Bien sûr, répondis-je à miss Ombrelle.
— Je n’arrive jamais à te surprendre, soupira-t-elle en s’installant près de moi.
— Tu as fait du bruit en arrivant. De plus, il y a quelque chose autour de ton cou qui produit beaucoup de sons.
— Comment ça ? fit-elle surprise. Ah… mes écouteurs !
— Ça sert à quoi ?
— Oh… ça sert à écouter plein de choses. De la musique en particulier. À écouter de la musique, je veux dire. À te détendre. Te motiver. Plein de choses différentes.
— Je peux essayer ?
Elle retira le cordon de son cou et me le présenta. Je portai l’un d’eux à mon oreille. La musique se diffusa dans mes oreilles. Au début, c’était très bruyant et sans structure. Mais après plusieurs écoutes attentives, je découvris certaines sonorités plaisantes et me laissai prendre au jeu. Je m’aperçus que des schémas se répétaient à plusieurs reprises dans un même morceau.
— C’est agréable, dis-je de vive voix.
— Ne crie pas, je suis à côté de toi.
— Pardon…
— Ne t’excuse pas, fit-elle amusée. Je vais te faire écouter ma chanson préférée.
Je hochai la tête. La mélodie était douce. Cela me transportait. Je venais de découvrir que j’aimais la musique. De plus, j’aimais cette chanson en particulier.
— Alors tu aimes ? me demanda-t-elle.
— Oui, beaucoup.
Elle sourit et me tendit l’appareil avec lequel elle sélectionnait les chansons.
— Tiens garde-le quelques jours, me fit-elle. Dis-moi ce que tu préfères et j’essaierai de t’en trouver plus.
Je fus surpris de sa réaction.
— Merci.
— Ne me le griffe pas.
— J’y ferai attention.
— Je m’en vais, tu me le rendras quand les batteries seront vidées.
J’opinai en écoutant la musique. Elle s’en alla sans que je l’entende. Je regardais le monde m’entourant sans que les bruits extérieurs ne puissent m’atteindre. J’étais coupé du monde extérieur par cette musique. Je me couchai sur le dos admirant le ciel. Je me perdis dans mes pensées. Après plusieurs heures, mon corps était un peu engourdi. Je me levai et me dirigeai vers mon refuge. Je marchai lentement et profitai de ces moments d’accalmie. Je pouvais entendre toutes les expressions humaines dans les instruments ainsi que dans les voix des chanteurs. Cela passait de la rage à l’amour passionné sans oublier la joie et la mélancolie. Un condensé de sentiments humains qui tenait au creux de ma main. J’étais impressionné et subjugué. Je prenais mon temps en marchant, profitant du panorama.
Arrivé près de mon abri, j’étais trop absorbé par la musique pour entendre arriver l’attaque que j’allais subir. Deux démons m’attrapèrent par les épaules et m’envoyèrent au travers du mur du bâtiment abandonné. Je m’écrasai de l’autre côté au milieu des débris. Je secouai la tête, surpris par le choc et des gravats tombèrent de ma veste. La lumière provenant de l’extérieur avait du mal à percer le rideau de poussière qui régnait dans la pièce. Je vis deux silhouettes menaçantes s’approcher de l’ouverture que mon corps avait créée.
Je me relevai rapidement et me dirigeai vers une pièce adjacente pour leur tendre une embuscade. Je m’engouffrai dans les ténèbres silencieusement. Alors que je me concentrais pour ne pas faire de bruit, je me rendis compte que la musique se diffusait toujours dans les écouteurs. D’un mouvement sec, je les retirai de mes oreilles et les lançai devant l’encadrement de l’ouverture. Je pouvais entendre le déplacement de mes assaillants sur le sol graveleux. Je suivais chacun de leurs pas. Lorsqu’ils furent arrivés à ma hauteur, je plongeai les mains à travers le fin mur et attrapai un des deux démons. Pris par surprise, il ne put répliquer et se retrouva à mes pieds. Je lui assénai plusieurs coups de pied rapides pour l’assommer. Je me retournai et cherchai après son compagnon, mais celui-ci avait disparu durant l’action. Je mis un genou au sol et entrepris l’exorcisme du démon. Je posai ma main sur le front du malheureux et récitai les mots en énochien. Le démon en lui tenta de résister.
— Nous sommes déjà trop nombreux, ricana-t-il.
— Avec toi, cela fera déjà un de moins. Comment avez-vous su où me trouver ?
— On t’a suivi.
Sans plus attendre, je finis l’incantation et le corps retomba inanimé. L’humain reprendrait ses esprits dans quelques heures. Je le déposai délicatement sur le sol. Où était passé l’autre ? Il fallait que je le retrouve rapidement. Je ramassai le lecteur de musique et l’inspectai. Je soufflais la poussière qui le recouvrait, mais il n’avait subi aucun dégât.
En le mettant dans ma poche, j’entendis un cognement métallique provenant de l’extérieur. Je sortis du bâtiment à travers les nouvelles ouvertures pour chercher l’origine du bruit. La ruelle était déserte. Des sacs poubelles avaient été abandonnés un peu partout. En levant les yeux, je vis l’autre démon s’enfuir par l’échelle de secours. Il tentait d’atteindre le toit. Sans attendre, je me ruai à sa poursuite. Le métal de la structure était rouillé et ne semblait ni solide, ni correctement fixé à la bâtisse. Je n’étais pas sûr de mes pas mais je n’avais pas le choix. Il savait où je m’abritais.
Arrivé au sommet, le démon me sauta dessus et me fit reculer contre la barrière de sécurité de l’escalier. Cette dernière se brisa sous nos poids et nous laissa tomber en arrière dans le vide.
— Ils arrivent, vociféra-t-il.
Mon ennemi me tenait par le col et me frappait en même temps. J’eus le temps de me retourner rapidement et de sortir mes ailes de lumière. Mon adversaire continua sa chute alors que je planais lentement vers le sol. Pendant quelques instants, je le vis lever les mains vers moi pour essayer de se rattraper sans succès. L’expression de son visage changea lorsqu’il comprit qu’il allait s’écraser seul dans une poignée de secondes. Le bitume se morcela sous son corps. Je me réceptionnai au sol alors qu’une gerbe de sang volait hors de sa bouche. Je me précipitai vers lui. Il était trop tard pour sauver son hôte.
— Tu ne pourras pas changer les choses, fit-il en crachant du sang.
— Je peux faire la différence.
— Les choses sont plus complexes que tu ne le crois. Ta naïveté est amusante, mais des choses se mettent en place dans l’ombre.
— Lucifer ne détruira pas la Terre.
— Laisse-moi rire, des ennemis bien plus puissants arrivent. Tu penses encore que le bien et le mal sont les deux seules puissances en guerre ? On dirait un enfant qui n’est pas capable d’ouvrir son esprit.
— De quoi parles-tu ?
— La fleur va éclore. Cela arrive et tu ne pourras rien y changer.
Ces mots furent les derniers de mon assaillant. Je perdais un peu de sang mais rien de grave. Tout ceci m’avait chamboulé. Je n’avais pas tout compris du moins à cet instant-là. Je m’assis côté du démon et replaçai les écouteurs dans mes oreilles. La musique que j’écoutais était calme et reposante. Cela ne correspondait pas aux événements, mais peu importait, elle m’apaisait. De nouvelles questions, de nouvelles révélations. Quand allait-on enfin y voir clair ? J’avais l’impression d’être face à un puzzle dont les pièces ne s’emboîtaient pas.
VI – Autopsie de mon existence
Nous cherchons tous notre place dans ce monde. Avant la création de l’homme, tout était simple. Nous ne nous posions pas de questions. Nous étions au service de Père. Je connaissais le sens de mon existence. Mais après la révolte de Lucifer, les choses se sont compliquées. Mes questions et mes doutes apparurent à ce moment précis, pour finalement, me faire chuter du Paradis à la recherche de sens. Cette quête m’a souvent amené à des déceptions, des joies, des regrets… Je découvrais des choses qui me dépassaient. En les apprivoisant, elles commencèrent à faire partie de moi, de mon mode de vie, de mes désirs.
Il m’arrivait parfois d’essayer de mieux comprendre tout ceci : le but de l’expérience de Père, la valeur de la vie humaine… Lors de mes veilles nocturnes, j’observais les humains derrière les fenêtres de leurs foyers. L’image de la famille unie me troublait, voir ces êtres ensemble… Je restais à les contempler malgré la pluie battante ou la neige. Ce genre de tableau me fascinait. Plusieurs sentiments envahissaient mon cœur. Je ressentais de l’envie et de la tristesse. J’aurais voulu être comme eux pour connaître leur insouciance et savourer le plaisir d’être unis. Mais je devais continuer ma route malgré tout. Parfois, je m’arrêtais pour admirer les liens qui les unissaient. La solitude me pesait terriblement dans ces moments-là.
En rentrant de l’une de mes expéditions, je découvris Cromwell m’attendant dans une ruelle sombre. Il était vêtu d’un grand cache-poussière assez épais. La pluie ne semblait pas le déranger.
— L’heure est venue, me lança-t-il.
— Nous n’avons plus le choix, répondis-je.
— Nous nous retrouverons dans deux heures sur les docks. Il va tenter d’ouvrir une porte de l’Enfer dans un hangar. Nous avons déjà prévenu Gabriel. Il rassemble ses troupes pour nous rejoindre.
— Comment sais-tu tout ça ?
— Comme je te l’ai dit, certains démons ne désirent pas de changement.
J’acquiesçai d’un signe de tête. Tout était en place pour l’affrontement et pour enrayer l’Apocalypse. Il me restait deux heures. Que pouvais-je bien faire pendant ce temps ? Je ne m’étais jamais posé la question de ce que je voudrais faire avant de mourir… Bien des gens possèdent des listes de choses à accomplir, d’autres sont stoïques et acceptent leur destinée. Mais je ne savais quoi faire…
Pourquoi ne se sent-on obligé de donner de la contenance à notre vie que lorsque l’on sait la fin proche ? La situation au final reste inchangée. La mort fait inévitablement partie de la vie. C’est chaque jour de son existence que l’on devrait donner du sens à sa vie et non lorsque la mort nous semble si brusquement palpable. Que pouvais-je bien faire ?
Soudain, la solution m’apparut clairement. Je voulais la retrouver. Il me semblait naturel de vouloir passer mes derniers instants avec elle, mais pourquoi ? Je ne comprenais pas ma réaction. Était-ce de l’amour ? De la tendresse ? De l’affection ? Je partis donc à sa recherche. La pluie n’était pas froide, une légère brise ramenait un peu de chaleur sur la ville, et plus je parcourais cette cité, plus les lumières m’émerveillaient. Je redécouvrais ce pour quoi j’allais probablement mourir. Je survolais les quartiers où jouaient des musiciens de rue. Je m’arrêtais sur un toit pour écouter. Ensuite, j’entendis sa voix.
— Tu cherches toujours à sauver des âmes ? me lança Miss Ombrelle. Je ne sais pas si tu en trouveras ici.
J’étais devant elle, tellement soulagé ! Une euphorie temporaire m’envahit. Ensuite, la dure réalité me revint à l’esprit. Je voulais lui exprimer ma joie de la retrouver, mais je n’y arrivais pas.
— Je suis désolé, répondis-je.
— De quoi ?
— Dans peu de temps, le combat commencera. Je t’avais promis de retrouver ton âme. Je ne sais pas si je pourrai tenir cette promesse.
À ces mots, je pus voir toute la gaieté de miss Ombrelle s’envoler. Je ne savais pas si c’était dû au fait que je puisse disparaître ou parce que je n’allais pas tenir ma parole. Alors sans rien dire, elle se jeta dans mes bras. Elle me serra fort comme si elle ne voulait pas que je m’en aille. Je l’enlaçai à mon tour. Nous restâmes ainsi un long moment sous une pluie fine et délicate avec, comme musique de fond, celle des artistes de rues. Cet instant me parut à la fois court et éternel, comme si le temps pouvait être suspendu.
Pendant notre étreinte, je ne sentis plus la pluie tomber sur moi. Je levai la tête et vit les gouttes figées dans leur chute. Miss Ombrelle ne bougeait plus non plus. Fate apparut devant moi. Il avait l’apparence d’un homme d’âge moyen, aux traits épuisés.
— Allons-nous réussir ? lui demandai-je sans bouger.
— Je ne connais pas l’issue de cette rencontre. Le temps est venu d’affronter Lucifer. Je voudrais prendre part à cette guerre, mais je ne le peux. Cependant, quelqu’un pourrait t’aider. Tu la trouveras dans les égouts. Tu as malheureusement peu de temps devant toi.
— De qui parles-tu ?
— D’une alliée suffisamment puissante pour t’aider à faire basculer la victoire de ton côté. Fais attention à toi, j’espère que nous nous reverrons bientôt…
Il leva la main lentement et, au moment où il claqua des doigts, le temps reprit son cours. Miss Ombrelle se recula et me regarda avec des yeux remplis de tendresse.
— Je viens avec toi, dit-elle.
— Nous avons une halte à faire avant d’aller au combat, répondis-je.
Elle acquiesça et m’emboîta le pas. Je laissais derrière nous ce moment en espérant trouver ce renfort. En descendant du toit afin de trouver un accès aux égouts, je compris vers qui je me dirigeais. Je n’avais jamais envisagé cette solution auparavant, cependant je devais me méfier.
— Où allons-nous ? me demanda Miss Ombrelle.
— Chercher Thalis.
— Mais tu es fou ? Elle veut te tuer.
— Elle veut surtout se venger d’abord de Lucifer avant de se venger de moi. Je vais utiliser cet avantage contre lui. Je livre à Thalis le lieu où se trouve Lucifer ; ensuite, je me livrerai à elle.
— Tu ne peux pas faire ça ! Je ne te laisserai pas faire !
— C’est notre seule chance de vaincre Lucifer et de récupérer ton âme, tu le sais…
Miss Ombrelle était consternée. Cette décision mènerait à une issue funeste en ce qui me concerne, mais cela assurerait notre victoire et permettrait de retrouver son âme.
Dans les égouts, l’eau suintait de partout. Les murs dégoulinaient et semblaient prêts à nous engloutir. Nous marchions sous terre depuis une bonne quinzaine de minutes lorsque j’entendis au loin des bruits de pas.
— Thalis, hurlai-je.
— Que veux-tu petit ange ? J’ai promis de m’occuper de toi après avoir écrasé Lucifer. Veux-tu encore souffrir avant ton trépas ?
Je ne pus la localiser faute de lumière mais sa voix se répercutait partout dans l’égout. Elle semblait impressionnante et sûre d’elle.
— Je ne veux pas me battre, criai-je. Je voudrais te proposer un marché.
— Tu mourras, tu n’as rien qui puisse m’intéresser.
— Même si je te révèle l’endroit où se trouve Lucifer ?
Un silence, marquant sa réflexion, s’installa.
Miss Ombrelle recula de quelques pas malgré l’eau stagnante qui nous arrivait aux chevilles. Mais, mais elle stoppa net lorsqu’elle heurta quelque chose de solide. Elle se retourna d’un bond et fit face à Thalis. Cette dernière ne regardait que moi, comme si Miss Ombrelle n’existait pas.
— Je t’écoute, me lança Thalis.
— Il se trouvera dans un hangar sur les docks, il cherche à ouvrir une porte d’entrée entre l’Enfer et la Terre pour lancer l’Apocalypse.
Je pus voir les yeux de Thalis s’enflammer quand elle comprit qu’elle tenait sa vengeance. Elle se retourna et s’en alla tranquillement.
— N’oublie pas, tu es le prochain sur ma liste, me lança-t-elle par-dessus son épaule. Que désires-tu en échange de cette information ?
— Après t’être vengé de Lucifer, je voudrais que tu récupères l’âme de cette personne ; ensuite tu pourras m’exécuter sans que j’oppose de résistance.
— Cela semble un marché honnête, me dit Thalis, les yeux pleins de haine. Je ne conclus jamais d’alliance, pourtant cette fois je ferai une exception. On se retrouve sur le champ de bataille.
Miss Ombrelle me regarda les yeux remplis de larmes. Je venais de me condamner pour la sauver. Que pouvais-je faire d’autre ? Si je suis incapable de sauver un être humain, comment pourrais-je sauver ce monde ?
Lorsque nous sortîmes des égouts, je vis que la lune devenait rouge. Lucifer avait commencé à ouvrir le passage. Finie l’attente, le combat final était là. Je me tournai vers miss Ombrelle afin de pouvoir la contempler une dernière fois. Je l’observai comme pour emporter son souvenir avec moi dans le néant. Ce moment me paraissait d’une importance cruciale.
— Ne t’en mêle pas, m’énervai-je. Je ne veux pas qu’il t’arrive malheur.
— Mais moi non plus, je ne veux pas qu’il t’arrive malheur. Je ne peux pas rester ici pendant que tu te bats pour ce monde et pour mon âme.
Elle se précipita contre moi et se blottit dans mes bras. Je ne pouvais pas la laisser se joindre au combat. Cela m’était inconcevable. Que me restait-il comme option ?
— Je suis désolé, lui murmurai-je à l’oreille.
— De quoi ? demanda-t-elle.
Je lui assénai un coup à la nuque afin de l’immobiliser et la rendre inconsciente le temps de la bataille. Elle s’effondra, mais je la récupérai dans mes bras avant qu’elle ne touche le sol. Je la déposai délicatement dans un coin à l’abri de la pluie. Je ne savais pas quoi faire pour la préserver, cette solution me semblait la meilleure. Je me mis en route vers les docks afin d’affronter mon destin.
Je n’avais pas peur. Était-ce parce que j’avais fait les bons choix ou parce que j’étais conscient que je n’allais pas en réchapper ? Je ne regrettais rien, j’avais fait tout ce que je pouvais et tout ce que je devais. Il y avait comme un étrange sentiment de “déjà-vu”, cette situation me rappelait le combat contre le chien de l’Enfer. J’étais plus puissant à présent ; cependant mon adversaire n’était plus un sous-fifre, mais le maître en personne. De surcroît, il s’agissait de mon frère… Malgré la pluie, je pouvais sentir un vent de nostalgie souffler contre ma peau. J’allais me perdre à nouveau dans mes pensées lorsque le lieu de la rencontre apparut devant moi. Il était temps…
VII – Le combat
Jamais je n’avais souhaité que les choses se passent ainsi… Une victoire vaut-elle vraiment tous les sacrifices ? Gagne-t-on réellement une bataille si nous perdons ceux à qui nous tenons ? Quels choix sont les bons ?
L’armée de démons de Cromwell avait commencé à encercler le hangar où se trouvait Lucifer. Sans aucune pitié, ils avaient exterminé les démons montant la garde. Leur approche avait été furtive. Cromwell et les autres s’étaient regroupés près de l’entrée. J’arrivai sur le lieu de l’ultime affrontement en toute discrétion…
Un son d’ailes fouettant l’air attira mon attention. Thalis arrivait. Son ombre avançait, recouvrant tout sur son passage. Elle semblait même capable de recouvrir les âmes, déterminée à tout détruire sur sa route… La guerre allait commencer ! Thalis se plaça face à la porte du bâtiment avant de la déchirer à la seule force de ses mains. Elle écarta l’ouverture en tendant les bras. Les deux pans coulissants se fracassèrent contre les murs latéraux. Je restai figé de stupéfaction face à la puissance de Thalis. Devant elle se dévoilaient les ténèbres : un noir grouillant, comme si des centaines et des centaines de vers de terre se mouvaient dans la boue. Des démons, une horde de démons apparut sous nos yeux. Certains étaient armés de gourdins ou de haches, d’autres se préparaient à se battre simplement à mains nues. Une odeur de chair pourrie envahit le champ de bataille, comme si le souffle de l’Enfer déferlait sur nous. Certains d’entre eux avaient une apparence humaine et d’autres étaient des mélanges de têtes d’animaux et de corps humains, quelques-uns même étaient de véritables abominations. Des têtes en surplombaient d’autres et leurs yeux jaunes s’allumaient dans l’obscurité comme pour nous signaler qu’ils nous guettaient. Du fond du hangar s’éleva une voix familière.
— Que le spectacle commence ! vociféra Lucifer.
À cet instant, un éclair lumineux déchira l’obscurité. Je me précipitai pour voir ce qui se passait. Sous mes yeux ébahis, Gabriel et une douzaine de mes frères descendaient avec grâce d’un rayon de lumière. Ils se positionnèrent derrière Thalis, laquelle affronta Gabriel du regard…
— Ensemble pour cette bataille, mais après je te ramènerai d’où tu t’es échappée, dit-il froidement.
— Je n’en attendais pas moins de toi, répondit-elle en souriant. Je n’opposerai aucune résistance, ni ne blesserai tes frères, à l’unique condition que Lucifer soit à moi.
Gabriel acquiesça. Il fit un signe aux autres anges qui se positionnèrent pour l’affrontement. On pouvait entendre les grognements des démons résonner. Je courus le plus rapidement possible rejoindre Cromwell et les autres.
— Prêt au combat ? me demanda-t-il en me voyant arriver. Je ne vais pas mourir aujourd’hui. L’odeur de la peur envahissant les troupes, ça me rappelle de bons souvenirs.
Je hochai la tête pour lui faire comprendre de charger. Cromwell se leva d’un bond et rugit tel un lion lançant l’attaque. Je partis en première ligne avec lui pour rejoindre Gabriel et Thalis.
Arrivés au niveau de ces derniers, nous partîmes tous ensemble comme une seule force pour nous écraser contre les ennemis face à nous. Personne ne faillit. Une lourde responsabilité reposait sur nos épaules et malgré nos différences, nous combattions ensemble. Les coups échangés furent violents et sans pitié. Par-dessus le fracas d’os brisés et de chair éclatée, on pouvait entendre les cris agressifs des démons lancés les uns contre les autres. J’enchaînais les attaques et les esquives pour avancer vers Lucifer. Chaque pas était un véritable parcours du combattant. Tout ce qui passait dans mon rayon d’action héritait d’un de mes coups.
J’arrivai tant bien que mal à trouver une brèche dans les murs formés par la masse de soldats, lorsqu’une vision inquiétante arrêta net ma progression. Lucifer se tenait debout, à côté d’un portail ouvert par lequel se déversaient quantité de monstres. Ce passage menait directement aux enfers. Il nous fallait le refermer au plus vite, sans quoi nous serions perdus.
Deux attaques consécutives eurent raison de mon équilibre. Je m’effondrai lourdement au sol au milieu des combattants. Je relevai les yeux vers mon objectif, mais un sifflement couvrit les hurlements de la bataille. Assistai-je à cette guerre ? Non, j’étais au milieu d’elle. Tout se déroulait comme au ralenti autour de moi. Une prise de conscience au sein du chaos le plus total. Je voyais les visages des démons qui se tordaient sous la douleur. Je pouvais distinguer la haine dans les yeux des combattants.
Cette foule qui se battait semblait hors de tout contrôle. Le sifflement commença à disparaître pour faire place aux cris et aux sons de la chair qui se fracassait contre le sol. Par-dessus les cris, Gabriel hurlait d’avancer jusqu’au passage et de le refermer. Tous laissaient tomber leur propre combat pour s’unir dans la même direction. Une odeur de chair en putréfaction s’éleva du portail. Lucifer semblait me narguer. Un sourire satisfait s’inscrivit sur son visage. Une main se posa sur mon épaule et me retourna au sol. Un démon au corps d’homme et à tête de taureau se tenait au-dessus de moi. C’était une montagne de muscles. Ses bras étaient énormes et sa force colossale. La peur me saisit…
— Je vais te broyer, vociféra-t-il en levant ses deux énormes poings au-dessus de moi.
Je ne réagis pas, résigné, mais avant que le coup m’atteigne, une main traversa son corps, me présentant son cœur.
— Il n’y a que moi qui ait le droit de le tuer, dit Thalis avec indifférence.
Le démon s’effondra au sol dans un grand fracas. Elle me releva d’un bond.
— Lui d’abord et ensuite toi, enchaîna-t-elle en me désignant Lucifer du doigt.
J’acquiesçai, pas très rassuré, et repris ma course en direction de Lucifer. Le regard froid et glacial de Thalis m’avait remis face à la réalité. Ma fin était inéluctable, mais cela ne m’empêcherait pas de me battre jusqu’au bout. J’esquivai au maximum les soldats qui se battaient. Il y en avait partout. Il me fallait slalomer et éviter les cadavres qui jonchaient le sol. Après quelques mètres, j’arrivai enfin devant mon adversaire, lorsque ce dernier claqua des doigts…
— J’ai toujours quelques cartes en réserve ! s’exclama Lucifer en riant.
Un rire dément surgit du portail et une forme en sortit avec une vitesse prodigieuse. Je n’eus pas le temps de le réaliser que l’anesthésiste s’était jeté sur Thalis, la clouant au sol.
Je me retournai vers Lucifer qui pointa le plafond du doigt. Je portai mon regard dans la direction suggérée et perdis tous mes moyens. Le dévoreur de rêves me narguait sur une plate-forme en hauteur. Sur le mur derrière lui, il avait accroché trois croix sur lesquelles étaient attachés des humains. Au milieu d’eux se trouvait miss Ombrelle… Elle était maintenue au niveau des poignets et des chevilles par des cordes bien serrées. Son costume était lacéré comme si on l’avait griffée. Du sang coulait encore de certaines plaies. Sa tête était penchée en avant, elle était inanimée.
— Tu ne peux t’en prendre qu’à Père, me hurla le squelette. Il a toujours eu de brillantes idées de torture. Si tu essaies de t’attaquer à Lucifer, je l’égorge…
Plusieurs démons se ruèrent sur moi, mais je les expédiai au loin les uns après les autres tout en restant focalisé sur le dévoreur de rêves. La rage qui montait en moi décuplait mes forces.
— Tout ça pour ça, continua-t-il. Bloqué par des sentiments humains. Tu es devenu faible. Tu assisteras à l’Apocalypse sans réagir.
Je pouvais sentir la colère se répandre dans mon être, comme un poison insidieux capable de rompre ma logique. Sans réfléchir, je bondis et grâce à mes ailes de lumière, je pus atteindre aisément mon ennemi. Je pus alors voir la peur se refléter dans ses orbites. Je le saisis à la gorge avant qu’il puisse blesser miss Ombrelle.
— Tu n’es qu’un tas d’os, dis-je froidement. Je peux te briser, je peux te brûler et je peux te broyer. Tu n’es qu’un tas de cendres.
Dans un cri de rage, je rompis les vertèbres de sa nuque qui se transforma tout de suite en poussière. Le reste de son squelette s’effrita et disparut, laissant uniquement son chapeau à grelots et ses gants comme traces de son passage. Je me précipitai pour détacher miss Ombrelle. Elle avait été mutilée et avait dû perdre conscience suite aux sévices. Je l’allongeai sur la plate-forme métallique et posai sa tête sur mes genoux. Était-ce ma faute ?
— Je voulais te protéger et venir t’aider, soupira-t-elle en ouvrant les yeux. Je ne voulais pas qu’il t’arrive quelque chose. Quand j’ai repris conscience, je me suis précipitée ici, je voulais te devancer... mais j’ai raté mon coup.
— C’est idiot, répondis-je. Tu n’aurais pas dû venir, Lucifer possède toujours ton âme.
— J’ai confiance en toi.
Je baissai les yeux vers le champ de bataille et fus surpris de voir que nos troupes avaient pris le dessus sur les forces de Lucifer. Les anges repoussaient les démons vers le portail. Les soldats des enfers retournaient au chaos afin de fuir les combats, pendant que les soldats de Cromwell détruisaient ceux qui leur tombaient sous la main.
Thalis avait disparu ; Lucifer semblait dépassé et pris au dépourvu. Un soldat s’approcha de lui pour l’attaquer mais d’un revers de la main, mon diabolique frère le réduisit en cendres. Ces dernières recouvrirent tous les alentours. Thalis réapparut et jeta quelque chose aux pieds de Lucifer. C’était le bras gauche de l’anesthésiste.
— Vous avez gagné une bataille, mais pas la guerre ! éructa-t-il. Nous nous retrouverons bientôt.
Il s’approcha du portail pour y disparaître à son tour.
— Son âme est entre mes mains, ajouta-t-il en me pointant du doigt. Nous n’en avons pas terminé.
Je baissai les yeux sur miss Ombrelle. Elle ne bougeait plus et ne respirait plus. J’avais échoué… Bien que conscient de l’inutilité de mon geste, je déposai sa tête aussi délicatement que possible pour ne pas la blesser. Je sautai de la plate-forme et courus en direction de Lucifer mais un bras me retint : c’était celui de Gabriel. Lucifer disparut par le portail. Thalis continuait sa progression vers l’ouverture, calmement et sans se précipiter, pour signifier à Lucifer qu’il pouvait courir autant qu’il voulait, cela ne changerait rien à la fin de l’histoire.
— Thalis, cria Gabriel. Attends. On peut le battre ensemble.
— Il est à moi, dit-elle en tournant la tête dans notre direction.
Elle disparut dans le décor apocalyptique de l’Enfer et le portail se referma derrière elle. Pour la deuxième fois, elle allait poursuivre Lucifer sur son propre terrain. Je tombai à genoux en hurlant de tristesse. Nous avions enrayé la fin des temps, mais j’avais perdu quelqu’un de cher. Gabriel me releva et me tourna vers le champ de bataille.
— Tu n’es pas le seul à avoir perdu des amis ou des frères, me fit-il. Nous devons panser nos blessures et être prêts pour la prochaine vague. Nous devons aussi retrouver Père.
Le hangar était jonché de cadavres de démons. Les soldats de Cromwell cherchaient des survivants car beaucoup de nos frères étaient tombés eux aussi.
— Nos forces s’amenuisent, reprit-il, mais nous trouvons de nouveaux alliés. Il te faut rester calme. Tu as fait de ton mieux. La victoire est amère, mais cela reste une victoire.
Je compris une chose importante à cet instant précis. Il me fallait aller retrouver l’âme de miss Ombrelle en Enfer. Une seule personne pouvait m’aider et me guider dans cet endroit : Le fils de Lucifer. Cette solution semblait être une évidence. M’introduire au Purgatoire et lui demander tout ce qu’il savait qui pourrait m’être utile. Gabriel disait qu’il nous fallait nous regrouper, mais je n’avais qu’une seule idée en tête : la promesse que j’avais faite à Miss Ombrelle.
— Laisse-moi le voir, demandai-je à Gabriel.
— Il est dangereux, il est vraiment très fort.
— Je dois lui parler.
Gabriel accepta en soupirant, contraint. Il m’emmena vers un portail menant au Purgatoire. Sur le chemin, nous n’échangeâmes aucun mot. Gabriel respectait ma douleur, mais je n’étais pas seulement triste, je me sentais enragé et en colère.
Au bout de quelques minutes, il s’arrêta devant un grand bâtiment. C’était une ancienne fabrique de tissu, transformée en squat. Il entra. À l’intérieur, tout était vide et immense. Toutes les vitres étaient brisées et une odeur de moisissure se dégageait de la bâtisse.
Gabriel avança calmement sur le béton crissant, en direction du mur du fond. Il traversa tout le bâtiment et posa sa main sur le mur. Il murmura quelques mots et les briques commencèrent à vibrer. De la poussière en tombait. La prison bleue se dévoila au-delà de l’ouverture. Un sentiment effrayant m’investit à la vue de cet endroit. Gabriel tourna la tête, alarmé.
— Qu’y a-t-il ? Demandai-je.
Nous nous précipitâmes dans l’ouverture qui se referma derrière nous.
VIII – Le Purgatoire
Parfois il nous faut prendre des décisions qui peuvent être lourdes de conséquences. Il arrive que ces choix soient pris pour des raisons discutables, propres à chacun. Il faut quelquefois adapter son point de vue afin de mieux comprendre ses motivations. Qu’avais-je comme autre option ?
Après avoir franchi le passage menant au Purgatoire, je vis Gabriel se précipiter à la recherche de quelque chose. Malgré la lumière bleutée ambiante, il ne me fallut que quelques secondes pour comprendre ce qui se passait. Le Purgatoire avait été attaqué. Pire que ça, la majorité de cellules étaient ouvertes. Gabriel trouva l’un de nos frères encore en vie. Il se rua vers lui. Il était allongé au milieu de cet interminable couloir bleu ponctué de part et d’autre et à intervalles réguliers par des portes. Il baignait dans son sang. Je reconnus Ézéchiel. Il me dévisagea pendant que Gabriel le redressait. Au bout de quelques secondes, malgré le sang s’échappant de sa bouche, il tenta de me sourire et entreprit de nous expliquer ce qui s’était passé.
— L’attaque sur Terre n’était qu’un leurre, gémit-il. L’Apocalypse va commencer. Le but de Lucifer était de relâcher les prisonniers du Purgatoire. Il a besoin de toutes les forces disponibles. Il savait que dans ces conditions, il allait perdre. Maintenant, il a assez de force pour changer la donne.
Il s’arrêta pour reprendre son souffle. La situation ne s’arrangeait pas. Je levai la tête et regardai Gabriel qui semblait déstabilisé par les événements. Il se tourna vers moi et baissa les yeux comme s’il portait à lui seul le blâme de l’attaque.
— Ils ont libéré les fléaux, reprit Ézéchiel, paniqué. Leur but est de tout détruire. Guerre est relâché, Azazel aussi. On n’a rien pu faire. C’est ma faute.
— Ce n’est pas ta faute mon frère, le rassura Gabriel. J’aurais dû m’en douter.
— Ils attendaient cette opportunité, continua Ézéchiel. Ils avaient tout prévu pour arriver à ce dénouement. Nous n’avons été que des pions pour eux.
Plus il parlait et plus il se fatiguait. Entre chaque mot, il reprenait de grandes bouffées d’air. Il peinait à respirer. Au bout de quelques secondes, il s’évanouit. Gabriel retira sa veste et en fit un oreiller de fortune pour notre frère blessé. Il se releva, fit quelques pas dans le couloir, et donna plusieurs coups de poing dans une porte. Je me relevai d’un bond, surpris par la réaction de Gabriel.
— Il faut réunir l’armée des anges et faire front, dis-je, impulsivement. Père absent ou pas, nous n’avons plus le choix et les réticents ne l’auront plus non plus.
Gabriel passa sa main sur son visage et sembla se calmer. Il hocha plusieurs fois la tête approuvant mes paroles. Il se retourna vers moi, jeta un œil sur Ézéchiel et sourit. Je me reculai, interloqué.
— Tous ne sont pas mauvais, commença-t-il. Certains sont ici uniquement parce qu’ils ne peuvent pas vivre ailleurs. D’autres devaient seulement y attendre leur heure.
Gabriel cherchait un espoir, mais les geôles étaient vides. Que pouvions-nous encore espérer ?
— Écoute Gabriel. Nous avions le dessus. Pourquoi ne l’aurions-nous plus maintenant ? Nous ne savons pas quelles sont leurs forces. Ne perds pas espoir.
À ces mots, j’entendis un petit raclement de gorge. Je me retournai vers le couloir et vis un enfant en costume noir. Il n’avait pas plus de dix ans d’apparence. Il était d’une pâleur effrayante. Ses yeux étaient noirs. Il sourit en levant la tête vers moi.
— Mes frères n’ont pas tous rallié Lucifer, fit-il avec une voix lugubre.
Nous le regardions surpris. Une multitude de questions assaillirent mon esprit, mais pris au dépourvu, je ne sus par laquelle commencer.
— Je m’appelle Mort, reprit-il. Je suis un cavalier. Je ne vais pas prendre place au sein du conflit, Famine et Pestilence non plus, mais Guerre est déjà aux côtés de Lucifer. Vous l’imaginez, la plus grande de toutes les guerres et lui ne pouvant y participer ?
L’enfant semblait porter trop de poids sur ses petites épaules. On aurait dit qu’il n’avait pas choisi sa position. Il l’admettait malgré lui. Je ne pouvais pas ressentir autre chose que de la tristesse pour cet enfant. Il me rappelait Fate. Les choses semblaient encore empirer. Je pensais qu’on était arrivé à un stade où ne l’on ne pouvait pas descendre plus bas, mais je me trompais. Un sentiment d’impuissance m’envahit. L’espoir s’amenuisait de plus en plus, Lucifer semblait avoir toutes les cartes en main. L’Enfer semblait se rapprocher encore de nous.
— Que pouvons-nous faire ? demandai-je à Mort.
— Ne pas vous décourager, répondit-il. Vous aviez l’avantage. La seule différence, c’est que l’issue est incertaine. C’est maintenant qu’il faut vous battre, c’est maintenant que tout peut changer. Rassemblez des forces, trouvez de nouveaux alliés. L’Apocalypse est en marche, il faut en comprendre les prochaines étapes et freiner sa progression ou l’arrêter complètement. C’est maintenant que vous devez y croire.
Gabriel hocha la tête et serra les dents. L’angoisse disparut de son visage, il ne s’y lisait plus de crainte, mais de la détermination. Il s’accroupit pour se mettre à la hauteur de Mort.
— Peut-on compter sur toi ? lui demanda-t-il.
— Oui, dit Mort en souriant.
— Nous allons chercher des informations sur les plans de Lucifer, me fit Gabriel. Trouve des infos de ton côté. Connaître la prochaine étape est la meilleure façon de la contrer et l’anticiper. Essaye de recontacter Cromwell pour savoir si nous pouvons toujours compter sur lui.
Je ne répondis pas, mais j'opinai de la tête. Il nous fallait des alliés sûrs et fiables. Gabriel prit Mort par la main et commença à courir dans le long couloir du Purgatoire. Je les vis disparaître devant moi. Je restai quelques secondes seul à réfléchir. Soudain, je vis Fate apparaître devant une cellule, il sourit et me montra du doigt la porte devant laquelle il se trouvait. Il disparut avant que je ne puisse lui demander quoi que ce soit. Je me dirigeai dans la direction indiquée. J’ouvris la porte et tombai sur une pièce plongée dans le noir, dans laquelle résonnait un bruit de chaînes. J’étais face aux ténèbres et je ne distinguais qu’une ombre qui bougeait à peine.
— Comme on se retrouve, petit ange, entendis-je.
— Ton père ne t’a pas libéré ? demandai-je au fils de Lucifer.
— Il a trouvé de mauvais goût ma proposition d’alliance avec toi. Du coup, il me laisse pourrir ici.
— Tu n’as que ce que tu mérites. Je ne peux pas l’en blâmer.
— Ne voulais-tu pas récupérer l’âme de ta copine ? Ne voulais-tu pas la sauver ?
Ma gorge se serra à ses mots. Il sentit qu’il avait touché le point sensible. La rage se propagea dans mes veines. Je ne pouvais me résoudre à abandonner Miss Ombrelle en Enfer. Comment allais-je faire ?
— Je pourrais t’aider, reprit-il d’un ton mielleux. Je connais l’Enfer, je pourrais te servir de guide pour y accéder. Et je sais où mon père range les contrats…
— Qu’est-ce qui me garantit que tu tiendrais parole ?
— Rien, mais c’est dans mon intérêt de ne pas te trahir. Je veux faire rager mon père autant que je le peux…
— Que demandes-tu en échange ?
— La liberté. Les anges vont me torturer pour obtenir des infos. Ça risque de ne pas être agréable. On a du temps avant qu’ils se rappellent que j’existe, mais j’espère ne plus être là pour l’interrogatoire.
Je ne pouvais pas prendre cette décision précipitamment. Je devais y réfléchir et peser le pour et le contre. J’étais perplexe… Je refermais la porte lorsqu’il me dit : « Si tu changes d’avis, tu sais où me trouver ! ». L’impuissance et le manque d’alternative me rendaient dingue. Que décider ?
Je m’éloignai et commençai à courir dans cet interminable couloir. Je cherchais à ne plus penser, ne plus retourner tout ça dans ma tête. Il me fallait un peu de calme, un peu de répit. Je devais la revoir. Je pris le chemin de l’entrepôt pour la retrouver et savoir ce qui devait être fait. J’avais besoin d’y voir plus clair.
Sur la route, je bousculai un homme qui semblait avoir passé une mauvaise nuit. Je l’aidai à se relever tandis qu’il me fixait pendant plusieurs secondes. Je repris ma course en le laissant derrière moi. Quelle était la bonne voie ? J’avais atteint le lieu du combat. Le corps de Miss Ombrelle reposait à l’extérieur. En la revoyant, la solution m’apparut comme une évidence. Je devais aller en Enfer et y sauver son âme. Peu importait le prix ou le danger. Je le lui avais promis.
IX – Mensonges et trahisons
La confiance est une chose que l’on donne naturellement à un autre individu. Il est plus facile de croire que l’autre est honnête avec nous plutôt que d’imaginer qu’il nous trompe sans vergogne. Ce fil est ténu, fragile et solide à la fois. C’est un lien fort mais qui peut aussi se briser. Il est très douloureux de savoir sa confiance trahie. On se sent blessé, bafoué... mais n’est-il pas aussi douloureux de décevoir celui qui croit en nous ? Devons-nous tenir compte des circonstances du mensonge afin d’accepter plus facilement cet abus ? Et si l’on ment pour protéger l’autre ? Est-ce vraiment mauvais ? Et si l’on ment parce que nous sommes nous-mêmes honteux de cette action ? Les humains mentent pour diverses raisons : pour ne pas blesser, par vanité, pour le plaisir de faire souffrir… N’est-ce pas égoïste ? Le mensonge ne prend-il pas naissance dans l’individualité ?
C’est pour nous avant tout que nous mentons. Pour nous cacher nous-mêmes de la réalité, pour nous protéger du regard des autres. Cependant, un mensonge peut parfois s’avérer nécessaire si l’autre n’est pas capable d’entendre la vérité. Où se trouve dès lors la frontière du bien et du mal dans le mensonge ? Je reste perplexe face à cette question…
Miss Ombrelle m’avait menti pour sauver son âme. Je pouvais comprendre sa démarche et lui pardonner. Il me fallait mentir et trahir à mon tour pour pouvoir la retrouver. Je devais aller en Enfer, mais seul, cela m’était impossible. Il me fallait un guide. Le fils de Lucifer semblait tout désigné. Il fallait que je le sorte du Purgatoire afin qu’il puisse me guider. J’allais devoir décevoir mon frère pour servir mon propre intérêt. Au fond de moi, j’espérais qu’il comprenne mon action et qu’il me pardonne.
Avais-je atteint le point de rupture ? Ce point qui peut tout faire basculer, cet état second qui nous fait perdre toute logique de raisonnement. Après avoir trop accumulé de frustrations, de colère, de peine, il n’y a plus qu’une possibilité : cette ultime limite que l’on regrette d’atteindre parce qu’on n’en connaît pas les conséquences. J’avais peut-être beaucoup à y perdre mais peu importait, cela devenait une question de survie.
La colère n’arrêtait pas de monter en moi. Je n’arrivais pas à me calmer et à raisonner. La rage pouvait altérer mon jugement, aussi m’était-il impossible de distinguer le bien du mal… En parler à Gabriel m’était impossible, il m’aurait empêché d’agir. Je ressentais également une grande tristesse, une incommensurable détresse… Une seule chose était sûre : il me fallait la sauver. J’en étais totalement persuadé. J’allais attaquer le Purgatoire et libérer le fils de Lucifer. Pardon Gabriel…
Mon histoire remonte à quelques années. J’avais un bon travail, j’avais une bonne situation. J’aimais mon travail. Je m’appelais John Malin. J’étais un anesthésiste réputé. Il suffisait de me tromper dans le dosage pour que le patient ne se réveille pas ou, pire, qu’il assiste impuissant à sa propre opération. J’avais de l’argent, je fréquentais plusieurs femmes, mais j’avais un vide en moi que je ne savais comment combler. Était-ce pour donner un sens à mon existence ou pour rechercher une vérité profonde ? Un jour, le destin prit le contrôle de ma vie…
Je me souviens de son nom : Harold Néman. C’était un condamné à mort. Il avait tué douze personnes de sang-froid. Il ne ressentait aucun tourment, aucun remords par rapport à ses crimes. Il souffrit d’une crise d’appendicite quelques jours avant son exécution. Techniquement, n’était-ce pas une perte d’argent que de sauver un condamné à mort ? Des tas de gens souffraient de diverses maladies graves et ne bénéficiaient pas de notre aide, mais lui, alors qu’il avait assassiné des gens, on aurait dû le sauver… Pour moi, c’était un non-sens. Je ne voyais aucune logique dans ce raisonnement. Il me fallait agir. Le jour de l’opération, je lui préparai un mélange un peu corsé. Il n’allait pas pouvoir se réveiller…
Comme c’était un condamné, on ne se posa pas trop de questions. La version officielle fut qu’on l’avait malheureusement opéré trop tard. Je me sentis grandi de cette expérience, comme si j’avais accompli un acte qui me dépassait. Une contribution à améliorer le monde dans lequel je vivais. Je ne me sentais aucunement menacé car l’enquête avait été vite classée. L’idée folle de continuer ce genre de “bonnes” actions résonnait de plus en plus fort dans ma tête. J’avais trouvé le sens de ma vie. Une façon de rendre une justice élémentaire alors que la société était retenue par des chaînes qu’elle s’était elle-même imposée.
Je demandai donc ma mutation de l’hôpital vers la prison. M’occuper des prisonniers me semblait une séduisante idée. Malgré l’étonnement de mes supérieurs qui s’attendaient à une meilleure carrière pour moi, cette nouvelle affectation fut facile à obtenir grâce à la richesse de mon curriculum vitae. Après quelques semaines, j’intégrai la prison de Natural City. J’étais dans la place, il me fallait juste grimper les échelons pour pouvoir mettre mon projet à exécution.
Il ne me fallut pas beaucoup de temps avant de devenir le chef du service. Ma carrière de justicier était enfin prête à commencer. J’avais pu passer du temps avec ces prisonniers et j’étais encore plus décidé. Ils avaient la belle vie à côté des gens qui se battaient dans la rue pour survivre. Ils avaient déjà fait leur choix en devenant des parias. J’allais intervenir…
Mon premier acte dans la prison fut très discret. Lors de la distribution des médicaments pour ceux qui en avaient besoin, je forçai un peu la dose d’un prisonnier qui avait des problèmes cardiaques. Son cœur lâcha. On ne faisait pas d’autopsie en prison. Le deuxième était diabétique. Une surdose d’insuline me semblait un bon choix. Encore une fois, pas d’autopsie. Qui se souciait finalement des prisonniers ? Ils mourraient et tout le monde s’en fichait. Un sentiment de devoir accompli s’emparait de moi. Violeurs, assassins, pédophiles… Tous méritaient de mourir, mais personne n’osait en prendre la responsabilité sauf moi.
Ma soif de justice m’aveugla malheureusement. Au bout d’une dizaine de décès, le directeur de la prison ordonna une enquête sans que j’en fusse informé. Les choses commencèrent alors à déraper. Quelqu’un fouilla mes dossiers et mes rapports médicaux. Je me sentis traqué comme une bête. Il ne fallait pas que je craque, il fallait que je reste concentré. Et je fus piégé…
J’arrêtai mes funestes activités, le temps que les choses se tassent mais, deux semaines après mon dernier acte de bravoure, un nouveau prisonnier fut incarcéré : Conrad Caringa, violeur et pédophile. Il souffrait de dépendance à l’héroïne. Voyant la liste des crimes de cet animal, je ne pouvais faire qu’une seule chose : le supprimer, or c’était un leurre… un agent de police sous couverture qui devait infiltrer un réseau de trafiquants de drogue. J’aurais dû faire plus attention. Il passait régulièrement à l’infirmerie pour prendre son substitut à l’héroïne mais, un jour, il se fit agresser et subit quelques graves blessures. C’était ma chance. Je lui injectai de l’héroïne, prétendant lui avoir prescrit un puissant analgésique. Il mourut rapidement d’une overdose. Lorsque j’appris que c’était un flic, une enquête était déjà ouverte… Je ne m’étais rendu compte de rien… Jusqu’à ce que deux officiers arrivent avec un mandat et se mettent à tout fouiller et à interroger mes subordonnés. Une catastrophe ! Je rendais justice ! Je faisais ce qu’ils étaient incapables de faire avec leurs lois défaillantes.
Il ne fallut pas longtemps avant que tout devienne clair pour eux : j’étais coupable. À mon procès, je n’ai pas essayé de me défendre, j’expliquai simplement mon point de vue. Ils n’étaient pas prêts à l’entendre ou l’accepter. J’étais fou selon eux et dangereux mais, vu que j’admettais les meurtres et que je reconnaissais mon intention de nuire, je ne pouvais pas être interné. Je fus condamné à mort. Moi ! Condamné à mort, alors que j’aurais dû recevoir une médaille ! J’aurais dû être acclamé, mais non… Je fus condamné à mort comme un vulgaire malfrat ! Le système n’était pas prêt pour le genre d’action que j’entreprenais. Ils étaient tous idiots.
Le plus long fut l’attente en prison. L’attente dans le couloir de la mort… Lorsque le jour fatidique arriva, je n’étais pas angoissé. Je suis monté sur la chaise électrique avec une immense fierté. J’étais un visionnaire et, comme tout visionnaire, je ne serais reconnu qu’après ma mort… Un prêtre était là afin de réciter son prêchi-prêcha. Je lui demandai de partir. Si Dieu existait, il était de mon côté. La chaise était froide, une quantité d’âmes était déjà passée dessus. Lorsque je m’assis, je réalisai une chose importante : je n’étais pas fait pour vivre dans ce monde.
On me sangla les poignets et les jambes. Je ne disais rien, je souriais simplement. Les gardiens me regardaient avec une certaine crainte dans les yeux. Ils étaient là pour faire respecter l’ordre, je n’allais donc pas leur faire de mal, mais ils avaient peur de ce dont j’étais capable.
Il y avait beaucoup de monde derrière les vitres pour me regarder mourir. Ils allaient être les témoins d’un départ nouveau pour la société. J’allais être étudié dans les écoles de criminologie. Mon travail allait être reconnu. Lorsqu’on me demanda mes derniers mots, je répondis simplement : j’ai fait ce que tout le monde voulait sans se l’avouer. Je suis celui qui a été capable de faire ce que tout le monde désirait ardemment. Je suis un héros.
Des picotements commencèrent à se déplacer sous ma peau. Le temps était comme ralenti. Je vis plusieurs visages derrière la vitre sourire d’un plaisir sadique. Qui était le monstre ? Moi qui tentais d’aider la société ou ceux qui restaient à observer sans réagir ? Mon sang commença à bouillonner. J’étais pris de convulsions et de spasmes. Tout ça au ralenti. Ma mort dura une éternité. Tout devint noir. J’étais assis sur cette chaise au milieu des ténèbres. Ma peau brûlait. Je hurlais, mais aucun son ne sortait de ma bouche.
Ensuite tout s’arrêta. J’ouvris les yeux. Il faisait sombre, j’étais debout devant la chaise au milieu du néant. Mes vêtements et ma peau avaient brûlé, laissant ma chair à nu. Du sang coulait inlassablement sans que j’éprouve aucune douleur. Je regardai mes mains et mes pieds. Je pouvais voir mes articulations et mes tendons. Je touchai mon visage et sentis mes muscles faciaux. Je voulus hurler, mais aucun son ne sortait de ma gorge. Au bout de quelques minutes, une voix se mit à me parler. Une voix inquiétante qui donnait l’impression d’avoir énormément vécu…
— Je t’observe depuis longtemps. Je suis assez impressionné par ton travail. Tu as du potentiel au fond de toi. Je vais t’aider à le cultiver.
Je tournai sur moi-même afin de voir quelqu’un, mais sans succès. Des images défilèrent tout autour de moi. Comme si l’endroit où je me trouvais était un écran géant. Des images de guerre, des scènes de torture. Des visions de barbarie.
— Regarde, fit la voix. Admire.
Je luttai pour ne pas regarder mais j’abandonnai rapidement. L’homme était un animal, détruisant son environnement par plaisir et non par besoin. Je vis des médecins pratiquer des expériences sur des êtres vivants. Je vis l’homme créer sa propre destruction. Je le vis faire subir des sévices pervers à ses propres congénères. Je le vis bafouer la nature qui l’entoure pour une plus grosse liasse de billets. J’eus l’impression de voir défiler ces images pendant une éternité mais, au bout du compte, j’avais la réponse à mes questions. L’être humain était une erreur. Les démons, les vrais démons n’étaient rien à côté du potentiel destructeur de l’homme.
Je compris que j’avais eu raison. Après un long moment, les images cessèrent. Tout redevint noir. Silencieux et noir. Un chemin de lumière s’alluma. J’entrepris de le suivre. Je me retrouvai face à un piédestal sur lequel étaient posés cinq seringues et trois tuyaux, à côté d’une tenue blanche et d’un masque de chirurgien.
— Veux-tu continuer ton œuvre ? entendis-je.
— Oui ! hurlai-je. Je sais que c’est ma destinée. Je sais que c’est utile.
À peine avais-je confirmé mes convictions que les seringues se plantèrent dans les doigts de ma main gauche. La douleur me fit tomber. Je criai. Les tuyaux se plantèrent dans la chair de mon bras gauche. De la peau se reforma par-dessus, faisant fusionner les tuyaux et les seringues avec l’entièreté de mon corps. La douleur était insoutenable. Je sentais mon sang bouillonner à nouveau et couler sous ma peau comme avant. Il remplit les tuyaux de mon bras, il n’était plus rouge mais vert. Je le sentais parcourir chaque centimètre carré de mon corps. J’avais l’impression d’avoir de l’acide dans les veines. J’étais en position fœtale, me tordant de douleur.
Après un long moment, je me relevai. Je n’avais plus mal, je ne ressentais plus aucune sensation désagréable. Mon bras gauche semblait avoir une nouvelle utilité.
— Prends les vêtements devant toi, dit la voix. Habille-toi et deviens ma nouvelle arme !
Je m’exécutai, enfilai la tenue. Je bougeai la main gauche et ainsi les aiguilles qui avaient remplacé mes doigts. Les réservoirs des seringues avaient pris la place de la première phalange de chacun de mes doigts. Ensuite elles se fondaient dans ma chair. Je ne suis plus un homme, je suis bien plus que cela… Je suis un demi-dieu… J’ai le pouvoir de vie ou de mort au bout de mes doigts ! Je suis l’anesthésiste…
Annexe I du livre II
Souvenirs du Sergent Matennen
I – L’ouverture du dossier
Comment aborder un sujet aussi sensible ? D’ailleurs, pourquoi l’évoquer ? Vous allez me prendre pour un aliéné. Toute cette histoire est dingue d’ailleurs. En lisant ces lignes, vous pouvez penser que je suis fou, mais vous vous tromperiez. Je suis un agent de police à Natural City. On fait généralement appel à moi pour les cas les plus difficiles. J’ai un esprit clair et vif, mais là… je n’arrive plus à rationaliser tout ça. J’ai besoin d’aide ou alors je deviens cinglé à cause de tout ce que j’ai vu. J’ai enquêté sur l’affaire du justicier connu sous le nom de « Nightstalker ». Il fut un temps où la presse ne parlait que de lui, les gens aiment le sensationnel, mais le dossier a été fermé suite au manque d’éléments dans l’enquête. Alors, on m’a dirigé sur une autre affaire. Un suicide en apparence, mais dont les circonstances laissaient planer le doute.
En arrivant sur les lieux du drame, l’air ambiant était malsain. Un frisson me parcourut, comme si une ombre envahissait déjà mes pensées. C’était dans la cave d’un squat. Les murs étaient recouverts de graffitis. Aucune lumière, à part celle des torches électriques des agents de police. Un jeune homme d’une vingtaine d’années s’y était pendu après s’être également ouvert les veines. Ma première pensée fut qu’il voulait être sûr d’y rester.
— Alors Marc, dis-je. Qu’est-ce qu’on a ici ?
— Salut Patrick, répondit-il en finissant de prendre des photos. On te met sur toutes les sales affaires ! Après l’affaire « Nightstalker », tu te retrouves ici. Topo de la situation : un jeune homme de 23 ans, Michel Garso, retrouvé pendu et avec les poignets ouverts.
— Jusque-là, rien qui ne requière mon intervention.
— Attends, le plus étrange : aucune trace de sang au sol, excepté ceci.
Il montra quelque chose du doigt. Je dirigeai le faisceau de ma lampe torche pour regarder. Au sol, en-dessous du cadavre, des lettres rouges semblaient nous menacer : « Les ténèbres envahissent le monde, le prince des enfers arrive ».
— Encore des fanatiques ! m’exclamai-je. Entre un justicier et des criminels, on a de quoi s’amuser ici. Natural City, si vous êtes timbré, on vous accueille. Rien de bien compliqué, un meurtre rituel, encore une secte.
— Sûrement, fit Marc. Je t’envoie tous les éléments du dossier après l’autopsie.
— Merci. Je sors d’ici, ça me rend malade cette ambiance.
En arrivant dehors, je pris une grande respiration. L’air était lourd et moite. Je ne prenais pas vraiment cette affaire au sérieux. Les crimes rituels étaient nombreux et souvent classés sans suite. Le monde est violent, que pouvons-nous y faire ? La situation était moche, mais nous n’avions aucune emprise dessus. Je pris le chemin du commissariat en attendant le rapport du légiste. Je commençai l’enquête en cherchant dans les fichiers le nom du gamin. Michel Garso avait un passé assez houleux. Parents inconnus, élevé dans des homes jusqu’à sa majorité. Il travaillait dans un garage aux abords de la ville. Je choisis la piste de son ancien travail afin d’obtenir quelques renseignements.
Le garage “Stirko” avait l’aspect une vieille casse. Il fallait d’abord traverser un terrain jonché de carcasses tordues avant de pénétrer dans le bâtiment vétuste qui avait probablement connu son heure de gloire à une autre époque, mais celle-ci devait être révolue depuis longtemps déjà. La grande enseigne pendait lamentablement, rouillée et terne. Un sérieux coup de frais était nécessaire pour attirer à nouveau la clientèle. On aurait cru être devant un atelier de mécanique digne d’un film d’horreur. Je me dirigeai vers la grande porte par laquelle les véhicules pénétraient dans le bâtiment.
— Il y a quelqu’un ? criai-je.
— Oui monsieur, répondit une voix au loin, mais pour une aussi belle voiture que la vôtre, vous devriez aller ailleurs.
Un homme âgé, de petite taille et trapu, se présenta devant moi. Il remonta ses lunettes et essuya ses mains pleines de graisse avant de me tendre la droite pour me saluer.
— Je suis Branko Stirko, fit-il en souriant. C’est moi le proprio de cet endroit. Je peux remplacer des pièces qu’on pense introuvables et restaurer les vieux modèles.
— Sergent Matennen de la police de Natural City. Je mène une enquête sur un jeune homme nommé Michel Garso, qui apparemment, travaillait chez vous.
— Le jeune Mouche ? Oui, bien sûr. Il est employé ici. Un jeune très renfermé sur lui-même, pas très vif, mais très doué. Il vivait ici au-dessus de l’atelier. Il n’avait pas d’endroit où aller. Il lui est arrivé quelque chose ?
Le vieil homme me regardait avec des yeux emplis d’inquiétude, comme si le sort du jeune garçon lui importait énormément. J’étais gêné de lui répondre qu’il était mort. J’éprouvais de la peine à l’idée de devoir lui briser le cœur. Je pris une grande inspiration et me lançai :
— Nous l’avons retrouvé mort dans un squat. Nous cherchons des pistes. Avait-il des ennemis à votre connaissance ?
L’homme retint ses larmes devant moi. La nouvelle l’affectait profondément. Il retira ses lunettes et les nettoya avant de les remettre. Il hocha la tête négativement.
— Puis-je accéder à sa chambre ? demandai-je.
— Oui, oui, bien sûr. C’est là ,au fond.
Il m’indiqua un escalier au fond du garage. Je grimpai les marches pour arriver dans les quartiers de la victime. Je pris une grande inspiration et ouvris la porte. Il y faisait noir, très noir. Une odeur infâme, curieux mélange de sueur, d’excréments et… de soufre, empestait l’atmosphère de la pièce. Je tâtonnai sur le mur gauche et trouvai un interrupteur.
En actionnant ce dernier, une vive lumière rouge éclaira la pièce. Je découvris un drôle d’endroit. Sans réfléchir, je sortis mon téléphone portable et appelai le poste central pour qu’on m’envoie du renfort. La chambre contenait peu de meubles. Un matelas posé au sol servait de lit. Un évier et un robinet avaient pris une étrange couleur verte. Le plus surprenant : au mur, des images effrayantes de démons et des citations bibliques semblaient danser une sarabande infernale dans cette lueur de fournaise. Le jeune homme devait avoir un sérieux problème avec le diable. Tout dans cette pièce y faisait référence. Je pus lire sur le mur : « Quand les mille ans seront accomplis, Satan sera relâché de sa prison. Et il sortira Gog et Magog, pour séduire les nations qui sont aux quatre coins de la terre, afin de les rassembler pour la guerre. Leur nombre est comme le sable de la mer. »
Un roucoulement me sortit de mes pensées. Je saisis ma lampe torche afin d’en repérer la source. Au bout de quelques secondes, je levai les yeux et vomis instantanément. Le jeune homme avait cloué des pigeons vivants, les ailes en croix, au plafond, comme des anges crucifiés. Je sortis en titubant. En attendant mes collègues, je restai assis sur les marches. Le vieux garagiste accourut vers moi, paniqué. Il jeta un œil à l’intérieur et tomba en arrière en faisant un signe de croix. Il n’avait pas l’air d’être au courant des penchants morbides de son ouvrier. Dès que l’équipe des analystes fut arrivée, je décidai d’aller marcher afin de me changer les idées.
Le lendemain, sur mon bureau, je pouvais trouver le rapport d’autopsie, le rapport de l’investigation de la scène du suicide et de ce qui servait de chambre à la victime. Je les parcourus brièvement. L’autopsie indiquait que la mort n’était pas due à la pendaison, mais à une importante hémorragie. Il s’était vidé de son sang. La question se posait maintenant : où son sang était-il passé ? Dans les deux rapports d’investigation, aucun ne faisait mention de sang retrouvé. Le jeune homme s’était scarifié, un dessin représentant une croix dans un cercle creusait sa peau. Vu l’aspect des tissus, il avait dû se faire cette marque à l’aide d’un couteau ou d’un instrument tranchant. Le même symbole avait été formé avec les pigeons crucifiés. Les pièces du puzzle prenaient place. Du moins, j’en avais l’impression. Je partais sur la piste hypothétique de fanatiques, mais j’avais bien peu d’éléments et pas encore de piste. Je pris la décision d’aller rendre visite à un vieil ami qui pourrait certainement m’aider.
II – Une leçon d’histoire
Aussitôt arrivé devant le monastère Saint-Clément, je me dirigeai vers l’entrée arrière tout en sortant une cigarette de ma veste. En marchant, je l’allumai puis entendis une voix qui s’adressait à moi.
— C’est mauvais pour la santé.
J’aspirai une grande bouffée avant de retirer la clope de ma bouche. Je me retournai et souris à mon ami d’enfance : le frère Jean-Athanase.
— Comment vas-tu depuis le temps, frérot ? lui demandai-je.
— Bien, bien, répondit-il en me rendant mon sourire. Je suis heureux de te voir depuis le temps. Tu viens de plus en plus rarement me rendre visite.
— Tu sais bien que je n’ai pas le temps.
— Il faut que tu le prennes, je vais bientôt devenir prêtre. Je voudrais que tu sois là pour mon ordination.
— Promis, je ferai tout mon possible.
— Comment vont tes enfants ?
— La petite va bien et je manque à Hagen. Freija m’en refuse toujours la garde, mais ils peuvent me téléphoner. Elle veut que je me reprenne en main et que je rentre à la maison sans y emmener mon travail. Pendant cette histoire de « Nightstalker », j’ai été totalement obsédé et finalement je me suis planté. Le petit est à l’hôpital pour des troubles du sommeil. Apparemment sans gravité, mais ça m’inquiète.
— Laisse le temps faire son œuvre, elle te pardonnera et reviendra. Pour Hagen, c’est normal qu’il dorme mal. Tu es son père. Tu lui manques.
Nous discutâmes de tout et de rien en parcourant le cloître. Nous nous connaissions depuis notre plus tendre enfance. Nous avions grandi dans les mêmes écoles, suivi les mêmes cours. Un jour il avait eu avec ses parents un accident de voiture dont, par chance, ils étaient tous sortis indemnes. Il avait cru alors à un miracle et eu une sorte d’illumination qui l’avait conduit à la vocation. C’est ce qui le décida à rentrer dans les ordres.
Au bout de quelques minutes de politesse et de souvenirs, il me questionna :
— Pourquoi es-tu là ?
— J’ai besoin de ton aide. Je ne savais pas vers qui me tourner.
— Je suis ravi que tu aies retrouvé la foi.
— Non, désolé de t’attrister, mais ce n’est pas ça le sujet.
— Ah… Dommage !
— Un jeune homme est mort dans des circonstances assez étranges et, disons, que c’est ton rayon.
— Explique-toi.
Ne sachant pas comment expliquer la situation, je lui présentai les photos prises sur les lieux du crime. Mon ami ouvrit grand les yeux en mettant sa main devant sa bouche pour se retenir de vomir. Il observait les photos avec une grande concentration.
— Tu dois déjà avoir retrouvé les références bibliques, commença-t-il.
— Oui, on sait déjà tout ça. Je voulais savoir si tu voyais un élément qui m’aurait échappé. Je n’ai absolument rien comme piste. Il y a ce symbole qui revient, mais je ne sais pas ce que c’est.
— Attends-moi là, je vais voir ce que je peux faire.
Il saisit la photo avec l’agrandissement du dessin et se leva d’un bond. Il se dirigea vers un autre ecclésiastique qui n’était pas loin. Il montra la photo à ce dernier qui eut l’air horrifié. Mon ami revint vers moi et me parla sèchement.
— Il faut que tu partes maintenant. C’est plus grave que tu ne le penses.
— Mais quoi ? fis-je, surpris par la réaction de mon ami.
Il me saisit par le bras, me leva et me raccompagna hors du cloître.
— Ce que tu cherches n’est pas ici, mais file aux archives et renseigne-toi sur la famille de Bussy de la Boissière et sur les anciennes sociétés secrètes de notre ville.
— Tu peux m’expliquer ? demandai-je.
— Non, fit-il en refermant la porte du cloître.
Étonné par la réaction de mon ami, je continuai mon chemin vers la vieille bibliothèque de Natural City. Il me fallait savoir. Tout ceci ressemblait à un gigantesque labyrinthe sans échappatoire. Sur le chemin, le poste m’appela pour me renseigner un nouvel élément. Le jeune homme avait trouvé son travail par l’intermédiaire d’un programme de réinsertion de jeunes délinquants. La personne en charge de son dossier était Émy Leehan, bras droit de Jade de Bussy de la Boissière. Coïncidence ou indice ? Il me fallait des réponses…
Arrivé dans la bibliothèque, je ne savais absolument pas vers quel ouvrage me diriger, ni même comment chercher. Je pris quelques renseignements à l’accueil. Le bibliothécaire de service m’indiqua le rayon consacré à l’ésotérisme et aux différentes religions. Je survolais les rayons, lisant rapidement les titres, lorsque le bibliothécaire m’apporta un volume des plus intrigants : « Histoire cachée de Natural City ». En parcourant ce livre, j’y retrouvai plusieurs références à une assemblée de hautes personnalités de la ville pratiquant les sciences occultes pour arriver à un nouveau stade d’illumination. Ce groupuscule se nommait « La Cour de l’Ombre ». Leur symbole était le même que la scarification du jeune Michel. Voilà qui n’allait pas me faciliter la tâche. Enquêter chez les riches n’est jamais chose facile, et d’autant plus si ces personnes occupent un poste influent dans la ville... Quel rôle pouvait bien jouer une ancienne société secrète de hauts dignitaires vieille de plusieurs siècles dans un cas d’homicide ?
Je repris mes recherches sur cette « Cour de l’Ombre » dans l’histoire de la ville. Plusieurs faits sordides semblaient les impliquer dans des meurtres rituels, mais sans aucune preuve. Quelques ouvrages y faisaient référence sans être vraiment clairs à son sujet, comme s’il s’agissait juste d’un mythe. Plus je parcourais les documents et plus on y trouvait d’allusions, sans toutefois la nommer explicitement ni l’accuser formellement. Une angoisse sourde commença à s’emparer de moi au fil de ma lecture. Dans quel pétrin étais-je à nouveau fourré ? Quelqu’un friand de théories du complot aurait trouvé son compte avec tout ça mais je préférais des enquêtes avec des preuves bien réelles à tous ces méfaits étranges et sournois.
J’empruntai quelques livres pour poursuivre mon enquête. Je pris rendez-vous peu après pour obtenir une entrevue avec l’une des femmes les plus puissantes de Natural City : Émy Leehan. Avait-elle un lien avec tout ça ? Qui pouvait bien se cacher derrière cette femme d’affaires implacable ? J’avais demandé au bibliothécaire de me retrouver un arbre généalogique ou des renseignements sur la famille Leehan. En sortant du bâtiment, la sensation d’être observé ne me quittait pas. N’y prêtant pas trop attention, je pris le chemin de mon domicile afin de me reposer pour reprendre l’enquête le lendemain.
Beaucoup d’éléments dans cette investigation étaient difficiles à mettre en relation les uns avec les autres. Des éléments encore plus étranges allaient apparaître et ainsi corser l’intrigue.
III – Une nuit en Enfer
En rentrant chez moi, les livres sous le bras, je ne désirais que me reposer mais, comme tout flic, je n’arrivais pas à me sortir toutes ces images de la tête. Depuis que ma femme avait quitté la maison avec les enfants, je n’avais plus de réelle motivation pour rentrer à mon domicile. Je me servais un verre de whisky lorsque mon portable sonna. Je le sortis de ma poche et le déposai sur la table. C’était un appel de mon collègue Marc Otonis. Je saisis mon verre et le vidai d’un trait avant de répondre.
— Tu fais quoi ce soir ? entendis-je.
— Je me repose, répondis-je avec lassitude.
— Eh bien, non. Viens donc nous rejoindre au poste. On tient notre coupable.
— J’arrive tout de suite.
Je raccrochai et sortis en catastrophe de mon appartement. Sur le trajet, je n’arrivais pas à comprendre ce qui avait pu pousser le coupable à venir se livrer. Nous n’avions aucun élément probant dans cette affaire.
Le commissariat de Natural City était comme un phare dans la nuit. Au coin d’une rue, il illuminait les alentours comme pour rassurer la population. À l’intérieur, de jour comme de nuit, c’était l’agitation. Les cris des prévenus et des agents constituaient un brouhaha permanent. C’est au fond du bâtiment que se trouvaient les cellules et les salles d’interrogatoires. Dans un réduit attenant, deux policiers m’attendaient derrière la vitre sans tain, leur tasse de café à la main. De l’autre côté, une jeune junkie attendait, assise derrière une table, ses cheveux sales et emmêlés masquant en partie son visage.
— On a quoi ? demandai-je.
— Une jeune fille de 26 ans, nommée Estelle Giro, qui prétend avoir tué Michel Garso de sang-froid. Elle est défoncée. Elle prétend être la petite amie de la victime et l’avoir tué par jalousie.
— Elle nous répond ce qu’on veut entendre en fait, soupirai-je en lisant son dossier.
— Boh, on s’en tape. On classe l’affaire.
Je me dirigeai vers la porte de la salle d’interrogatoire, inspirai une grande bouffée d’air et franchis le seuil. La jeune fille, pâle et cernée, leva la tête vers moi. Ses yeux étaient injectés de sang et les pupilles complètement dilatées. Elle paraissait avoir pris assez de drogue pour tuer un buffle. Son jean délavé était troué, elle portait un chandail informe et semblait également très sale. Ses cheveux blonds étaient ébouriffés et emmêlés. Ses mains tremblaient. Elle était assise en boule sur la chaise et se balançait légèrement d’avant en arrière.
— Je l’ai tué, monsieur le policier, dit-elle en se balançant d’avant en arrière. Vous savez, je l’ai tué. C’est vrai, je l’ai tué. C’est moi la meurtrière. Je l’ai tué.
— Écoute-moi, fis-je calmement pour attirer son attention. Veux-tu m’expliquer comment tu l’as tué et surtout qui tu as tué ?
— Je parle de Michel, monsieur le policier. Je l’ai tué, je ne sais pas comment, mais je l’ai tué. Ça, c’est sûr. C’est moi qui l’ai tué.
— Tu veux tout m’expliquer ?
— Non monsieur, je l’ai tué, voilà, fin de l’histoire.
J’essayais tant bien que mal de discuter avec la jeune fille, mais sans succès. L’interrogatoire ne menait à rien. Elle devait avoir pris énormément de drogues pour être dans cet état. Bien décidé à obtenir une réaction, je sortis les photos du dossier. Mon stylo était toujours accroché à la photo avec le tatouage du jeune garçon.
— Tu veux bien regarder les photos ? demandai-je.
— Oui monsieur le policer, j’aime bien les photos.
Je les lui présentai. Cela ne déclencha aucune réaction. On aurait dit qu’elle ne le reconnaissait pas. Je lui présentai la photo du tatouage lorsque ses yeux se remplirent de terreur.
— Le déchu, hurla-t-elle. Il marche parmi les hommes ! Il n’a pas peur de moi et encore moins de vous. Le déchu, le fils renié par son père. Remonté des enfers, son règne de ténèbres arrive !
Elle leva la tête vers moi et afficha un sourire dément. À ma grande surprise, elle se dressa d’un bond et se jeta sur moi. Pris au dépourvu, je tombai en arrière. Mes collègues accoururent, mais la jeune fille attrapa mon stylo et releva la tête vers les autres officiers.
— Il est là, vociféra-t-elle. Ce qu’il peut me faire est pire que ce que vous pouvez me faire. Son règne arrive et je serai là pour lui. Il me l’a promis.
Elle baissa les yeux dans ma direction et se planta mon stylo dans la gorge, le plus profondément qu’elle pouvait. Elle tomba en arrière en convulsant, la carotide sectionnée laissant s’échapper le sang dont le flot diminua au fur et à mesure du déclin des battements de son cœur. Lors de sa chute, quelques éclaboussures de sang m’atteignirent au visage. J’étais sous le choc. Je ne pouvais plus bouger. Plusieurs personnes me relevèrent, mais je restais hébété. Il me fallut plusieurs minutes pour reprendre mes esprits. Quelle était la menace qui pouvait pousser une jeune fille à se suicider ?
Le légiste arriva, et examina le cadavre qui fut ensuite emmené à la morgue. Je ne pouvais m’empêcher d’imaginer ma fille à la place de cette malheureuse.
— Matennen, entendis-je au bout du couloir. Prenez votre soirée et une semaine de congé.
Le commissaire s’adressait à moi avec compassion.
— Pas besoin chef, répondis-je, fatigué. Maintenant, cette enquête prend une autre tournure.
— C’est bien pour ça que je vous dis ça, sergent, insista mon supérieur. Vous êtes déjà sur le fil du rasoir, ça ne sert à rien de vous enfoncer.
Le chef n’avait pas tort. J’aurais dû me reposer et ne pas continuer. Les choses ne seraient pas ce qu’elles sont. Je repris le chemin de mon domicile.
En rentrant, je me servis un nouveau whisky et le vidai d’une traite. Je devais décidément faire attention à ne pas devenir accro. La fatigue de la journée se fit sentir lorsque je m’installai dans le canapé. Une petite lampe de chevet me servait d’unique éclairage, laissant la pièce dans une ambiance tamisée. Des ombres étaient projetées sur le plafond. Ce n’était qu’en soirée que je me rendais compte combien ma vie était vide sans ma famille. Je ne pouvais plus m’endormir sans boire. Je restai quelques secondes à méditer en regardant mon verre.
D’habitude, je n’attachais aucun intérêt à mes rêves, mais cette nuit-là ce fut différent. Je revivais l’interrogatoire avec la jeune fille. L’issue en était changée.
— Tu veux bien regarder les photos ? demandai-je à la suspecte.
— Bien sûr monsieur le policier.
Elle prit les épreuves en main et les tint à hauteur de son visage pour les regarder. Je ne la voyais plus.
— Baisse les photos, fis-je avec autorité. Je veux voir tes yeux.
— Le flic se fâche, s’exclama-t-elle en tenant toujours les images à la même hauteur. Tu ne me fais pas peur, pauvre créature pourrissante. Tout ceci te dépasse et de loin. Ton cerveau a du mal à tout mettre en relation car la vérité te rendrait fou.
À ces mots, je me levai d’un bond et saisis le bras de la jeune fille. Elle lâcha les photos, me sauta dessus et me fit tomber en arrière. Son visage avait changé. Ses yeux étaient devenus des trous noirs, sa peau était craquelée comme une écorce d’arbre, sa bouche n’arrivait pas à cacher des dents surdimensionnées et son haleine fétide s’insinuait dans mes narines. Elle bavait intensément. Horrifié par l’aspect de mon assaillante, je me débattais pour éviter que les sécrétions tombent sur mon visage.
— On te retirera ton âme ! hurla-t-elle. Tu seras un de nos esclaves ici-bas.
Je me débattais de toutes mes forces, mais en vain. Elle réussit à repousser mes mains et m’enfonça ses griffes dans le torse au niveau du cœur. Je poussai un hurlement.
Je repris conscience en criant dans mon canapé. J’étais en sueur. Mon esprit ne se rendait pas encore compte que j’étais revenu à la réalité. La sonnerie du téléphone me fit sursauter. Je décrochai le combiné et j’entendis Hagen,
— Allô, Papa ?
Surpris que mon fils me téléphone à une heure pareille, je le questionnai :
— Bonjour fils, que je suis content de t’entendre ! Ça va, à l’hôpital ?
— Oui, un drôle de méchant était dans mes rêves, mais un monsieur avec une longue veste noire et un visage tout noir est venu m’aider. Il a dit qu’il était un super héros discret.
— Un super héros discret. Comment il s’appelle ?
— Il ne me l’a pas dit, mais je l’ai aidé à tuer le méchant monsieur de mon rêve. Et il a fait de moi un super héros secret aussi.
— C’est bien ça, tu es aussi fort que lui alors !
— J’te passe maman, elle veut te parler.
Je me passai la main sur le visage pour me ressaisir. Je me levai et sortis une cigarette et l’allumai.
— Patrick, comment vas-tu ? Rassure-toi, le petit va bien, mais on a besoin de toi.
— Besoin de moi ? Qu’est qui se passe ?
— Il y a eu deux meurtres à l’hôpital, il faut que tu viennes.
— J’arrive, répondis-je aussitôt en raccrochant le combiné.
Mon cœur battait la chamade lorsque je me mis en route.
IV – Le lien
Arrivé à l’hôpital, je découvris une armée de policiers sur les lieux. Des lumières rouges et bleues clignotaient dans la nuit sombre. Devant l’entrée, des collègues bloquaient le passage et interrogeaient tous ceux qui passaient à proximité. D’un pas décidé, je me dirigeai vers les portes. Une jeune recrue vint à ma rencontre pour m’arrêter, mais avant qu’elle puisse dire un mot, je sortis ma plaque de police. Elle fit un pas de côté en me saluant et me laissa passer.
L’anarchie semblait régner dans le bâtiment. Des gens couraient en tous sens. Je parcourus le hall d’entrée des yeux à la recherche de ma femme et de mon fils, mais je ne vis que mon collègue, l’agent Vlidovich. Ses vêtements n’étaient pas enfilés correctement et les cernes qui couraient sous ses yeux montraient qu’il n’avait pas dû dormir cette nuit.
— On vient d’interroger ta femme et ton fils, ensuite ils nous ont prévenus de ton arrivée.
— Comment vont-ils ?
— Bien, ne te tracasse pas. Le petit était juste là au mauvais moment. Je te fais un topo de la situation. Deux infirmières mortes. L’une éventrée, les tripes à l’air. L’autre, il n’en reste rien à part sa peau. On l’a ouverte littéralement de haut en bas et on a tout retiré. Après qu’on l’ait interrogée, ta femme est repartie avec le petit.
Il m’expliqua la situation pendant que nous prenions la direction de l’étage de la scène du crime.
— Tout retiré, répétai-je. Les organes ?
— Non, tout. Les os, les muscles, les organes. Je me demande d’ailleurs comment c’est possible. On dirait que l’intérieur a fondu, s’est totalement évaporé.
Je fis une moue de dégoût. La personne qui avait commis cet acte devait être totalement dérangée. Arrivés sur place depuis un certain temps déjà, mes collègues s’affairaient à prendre des photos, des empreintes et cherchaient des indices. Les deux corps étaient recouverts par des draps blancs. Il y avait du sang partout. Au sol, un message était inscrit : « Je suis quand même passé, le petit a eu assez peur ».
— Qu’est-ce que c’est que ça ? m’exclamai-je.
— Le message d’un dément, répondit mon partenaire. Quoi qu’il en soit, il fait référence à un enfant, pourtant aucun d’entre eux n’a été blessé, ils n’ont rien. Par contre, ils avaient tous des problèmes de sommeil, cette nuit particulièrement.
Je me dirigeai vers la chambre commune des enfants. Cette dernière était vide. Les lits étaient alignés des deux côtés. Les murs étaient ornés des dessins des enfants. Un motif commun revenait sur tous. Un genre de squelette qui portait un chapeau de bouffon. Les signatures des enfants étaient différentes, mais le personnage était étrangement partout. Je reconnus le nom de “Hagen” sur l’un d’eux. Un sourire attendri s’inscrivit mon visage.
— Rentre chez toi, Patrick, entendis-je derrière moi.
Je me retournai et découvris le Commissaire dans l’encadrement de la porte.
— Cela ne concerne pas ton affaire, reprit-il. Tu es venu voir, mais ça ne va pas plus loin.
— Bien Commissaire, répondis-je. Je voulais simplement me rendre utile.
— Voilà, c’est fait. Tu me seras utile en forme. Pour le moment, tu ne sers à rien. Regarde-toi dans une glace, tu comprendras.
Il n’avait pas tort, j’étais épuisé. J’acquiesçai et pris le chemin de la sortie. Une fois hors de l’hôpital, je m’allumai une cigarette pour décompresser. Les choses allaient si vite ! J’étais dépassé par les événements. La pluie tombait finement ce soir-là. Je n’arrivais pas à mettre tout en relation. Soudain une main se posa sur mon épaule et me sortit de mes pensées.
— Je me disais bien que je te verrais ici. Tiens, j’ai un tuyau pour toi.
L’inspecteur Ramirez tenait un dossier en main. Je souris poliment en guise de salutation pour ensuite prendre le classeur. Je l’ouvris. Il contenait quelques photos et beaucoup de rapports écrits.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.
— Rappelle-toi, il y a quelques jours. Un immeuble dont le dernier étage a été saccagé. On n’a jamais su le comment du pourquoi. Quelques témoins rapportent avoir vu ton “Nightstalker” ; et le plus étrange, c’est que le bâtiment appartient à Émy Leehan. Amuse-toi bien.
Mon intérêt était réveillé. Qu’est-ce que tout cela cachait ? Je pris le dossier et le cachai sous mon pull. Je saluai mon collègue et repartis à mon domicile. Les choses se compliquaient, mais devenaient intéressantes. Quel était le lien entre les deux affaires ? Il me tardait d’être le lendemain après-midi car j’avais rendez-vous avec la personne concernée.
En rentrant dans mon appartement, je commençai à parcourir les différents dossiers pour y trouver des éléments communs. Le nom d’Émy Leehan revenait souvent dans les dernières attaques et les lieux où l’on aurait vu le “Nightstalker”. Je n’avais jamais mis en relation les endroits de ses apparitions avec les propriétaires des lieux ; ou peut-être n’était-ce pas assez flagrant auparavant ? Ma vision de l’enquête changea. Je n’avais pas pris le problème dans le bon sens. Il me fallait tout revoir afin de pouvoir cibler les questions que j’allais lui poser. Durant le reste de la nuit, je parcourus les témoignages et les rapports. Le “Nightstalker” apparaissait ici alors qu’il ne semblait y avoir aucun lien entre les deux enquêtes. Devais-je y voir une chance de le coffrer ou le prendre pour une menace, un avertissement pour me dire de ne pas trop en faire sous peine de perdre ma famille ?
Je me posais la question mais au fond de moi, je savais que mon instinct de flic et la curiosité l’emporteraient…
V – Quelque chose à cacher
Le lendemain, je me réveillai vers onze heures du matin. Je me levai et pris une longue douche afin de détendre mes muscles crispés. Des lancements aigus martelaient mon crâne, cependant l’eau chaude coulant sur ma tête apaisait la douleur. J’avalai rapidement un petit-déjeuner : une tasse de café froid de la veille accompagnée d’une gaufre. Avant de partir, je me rendis compte que j’oubliais quelque chose d’important : les dossiers. Ces derniers étaient éparpillés un peu partout sur la table basse du salon. Je les rassemblai de façon peu organisée. Une fois les classeurs “rangés”, je sortis et me dirigeai vers ma voiture. Il était déjà midi. Je me mis en route vers le bureau d’Émy Leehan. Les voies étaient dégagées. Cela me faisait du bien de conduire. Le ronronnement du moteur me calmait. Cela me permettait de souffler et d’éclaircir mes idées avant la rencontre capitale qui allait avoir lieu. Soudain, mon téléphone sonna.
— Allô, fis-je ?
— Allô papa.
— Hagen, comment tu vas mon bonhomme ?
— Bien papa. J’ai bien dormi cette nuit. Le méchant clown ne vient plus.
— C’est bien fils. Je suis content de t’entendre. Maman va bien ?
— Oui, elle fait toujours dodo, je crois. Elle a pleuré la nuit. Tu me manques, papa.
— Tu me manques aussi, fils.
— Tu fais quoi ?
— Je vais faire mon travail de policier. Je vais aller poser des questions à quelqu’un aujourd’hui.
— D’accord papa. Fais attention et si tu as besoin, maintenant je suis un super héros secret.
Je ne pus me retenir de sourire. Hagen raccrocha le téléphone. L’absence de ma famille se fit ressentir plus cruellement encore qu’à l’habitude. Il y avait déjà quelques mois que le tueur d’enfants avait disparu, mais j’avais eu peur pour Hagen. Je m’étais plongé dans le boulot au détriment de ma famille dans le but de la protéger. Je l’ai perdue alors que je tentais de la préserver.
Je repris mes esprits en arrivant devant le siège de la famille de Bussy de la Boissière. Émy Leehan était à la direction de l’entreprise. Je garai ma voiture et me rendit à l’entrée du bâtiment. C’était le plus vaste et le plus haut building de la ville. Je me présentai à l’accueil. On m’envoya prendre un ascenseur pour accéder au bureau où j’étais attendu. Une fois arrivé, je fus reçu par une jeune secrétaire. Elle était grande, blonde et portait un tailleur gris qui moulait ses formes parfaites. Des cernes sous ses yeux et sa mine blafarde trahissaient les heures supplémentaires qu’elle devait exécuter pour sa patronne.
— Madame Leehan vous attend, me fit-elle en me montrant le chemin, suivez-moi.
— Merci, répondis-je.
Je passai devant le bureau de la jeune fille pour arriver devant une grande double porte ouverte donnant sur une gigantesque pièce. Un magnifique tapis persan couvrait quasiment toute la surface. J’entendis une voix. Près du mur du fond, un énorme bureau derrière lequel siégeait Émy Leehan trônait majestueusement. Elle était au téléphone. Elle me fit signe de l’index de lui accorder un moment. La secrétaire qui me précédait m’invita à m’asseoir. Une superbe chaise style Louis XVIII. J’éprouvais une fascination certaine face à la splendeur du mobilier. De vieilles toiles, non moins admirables que le reste de la décoration, ornaient les murs. L’un d’elles représentait le combat de Lucifer contre l’archange Michel. Au bout de quelques minutes, la patronne raccrocha son téléphone.
— Vous buvez du café ? me demanda-t-elle.
— Oui, répondis-je sans réfléchir.
— Stéphanie, deux cafés s’il te plaît, fit-elle en se retournant vers sa secrétaire.
La jeune fille hocha de la tête et sortit du bureau.
— Sergent Matennen, reprit-elle, je peux enfin répondre à vos questions. Quel est le sujet de cet entretien ?
— Je vous remercie de m’accorder un peu de votre temps. Je suis actuellement sur une enquête et votre nom revient souvent dans le dossier. Alors me voilà.
— Et puis-je savoir quel genre d’enquête ?
— Homicide.
— Comment pouvez-vous croire que je puisse être impliquée dans un tel acte ?
— Moi, je ne crois rien. Je pose des questions et j’essaye de voir clair, c’est tout.
— Commencez, que je puisse me remettre au travail rapidement.
— Est-ce que le nom de Michel Garso vous évoque quelque chose ?
— Non, absolument pas. Cela devrait-il ?
— Oui, il faisait partie des jeunes que votre entreprise aide à réinsérer en leur trouvant du travail.
Elle marqua un silence, comme si cette révélation la mettait en position défavorable. Je pus lire la surprise dans ses yeux. Mais elle reprit vite son rôle de femme d’affaires impassible.
— Je signe tellement de papiers à longueur de journée pour ces jeunes ! Nous leur trouvons du boulot et ensuite, ils doivent voler de leurs propres ailes.
— Évidemment, mais en tant qu’enquêteur, je ne peux omettre aucune piste. Donc, aucune information sur ce jeune homme ?
— Ma secrétaire vous trouvera le dossier le concernant et les informations relatives à sa réinsertion. Ensuite, autre chose ?
— Avez-vous des ennemis ? Des gens qui vous veulent du tort, à vous et vos affaires ?
— Qu’entendez-vous par là, agent Matennen ?
— Après quelques traces et recoupements, plusieurs apparitions d’un soi-disant justicier nocturne, nommé le “Nightstalker”, seraient survenues près de bâtiments vous appartenant. De plus, vous n’avez pas encore déposé de plainte pour les dégradations subies par vos bâtiments en ville.
Un court instant, je crus déceler une certaine angoisse dans son regard. Cette fois, elle semblait déstabilisée, voire même décontenancée. Je la fixai intensément afin de profiter de mon avantage. Elle détourna le regard et se leva d’un bond.
— Je ne crois pas aux divagations de la presse. Ce ne sont que ragots et pures inventions afin de vendre leur papier.
— Plusieurs témoins sont d’accord pour affirmer son existence.
— Vaste farce. Pourquoi ne pas croire aux farfadets et aux lutins ?
Elle ne soutenait plus mon regard de la même façon. J’avais mis le doigt sur quelque chose d’important. Je cherchai absolument à la percer à jour. Elle se dirigea vers le bureau de sa secrétaire.
— Je reviens, je vais vous chercher les papiers concernant ce Michel Garso.
Elle referma la porte derrière elle. Je me levai d’un bond et commençai à inspecter la pièce, à la recherche d’un indice. Je cherchais quelque chose, mais je ne savais pas encore quoi. Sur son bureau étaient disposés des dossiers éparpillés. Le contour de l’écran de son ordinateur était couvert de post-it. Beaucoup concernaient des rendez-vous à venir mais, dans le lot, il y en avait un qui arborait le symbole tatoué sur le jeune Michel et comportait uniquement une adresse et une date. Le lieu ne m’était pas inconnu. Sans réfléchir, je saisis le bout de papier et me ruai dans le fauteuil que j’occupais quelques instants plus tôt. J’attendis sagement le retour d’Émy Leehan qui revint dans la pièce en tenant un fin classeur. Elle arriva près de moi et me le tendit.
— Voici le dossier que vous demandiez à voir. Je ne peux rien vous fournir d’autre. Tout est là.
— Merci beaucoup. Puis-je vous l’emprunter et vous le ramener plus tard ?
— Bien sûr, maintenant, si vous voulez bien m’excuser, j’attends un autre rendez-vous.
— Oui, oui, je comprends.
Je me levai en saisissant l’objet de ma venue. La secrétaire attendait derrière son bureau, prête à me raccompagner. Je me dirigeai vers la sortie, mais une fois arrivé dans l’encadrement de la porte, je me retournai.
— Une dernière question, fis-je.
— Oui, je vous écoute.
— Cela fait longtemps que votre famille s’occupe des de Bussy de la Boissière ?
— Oui, c’est une longue tradition familiale. Nous nous chargeons de leurs affaires commerciales et de la bonne gestion de leur capital.
Je la remerciai, la saluai et suivis ensuite la secrétaire qui me raccompagna à l’ascenseur. Les réponses n’étaient pas aussi fructueuses que je l’espérais, mais il y avait une piste à remuer. Pendant le trajet du retour au bureau, je me posai des questions sur ce lien entre elle et le Nightstalker. Elle cachait quelque chose, c’était certain, mais quoi ? En rentrant dans ma voiture, je sortis le post-it que j’avais subtilisé. L’enquête prit une autre tournure grâce à cet élément supplémentaire. L’adresse indiquée était celle d’un hangar situé dans le quartier des docks. Le rendez-vous devait avoir lieu ce soir, mais pourquoi une femme si distinguée devait-elle se rendre au milieu de la nuit dans un quartier si mal fréquenté ? Et que faisait ce symbole sur ce post-it ? Il ne me fallut qu’une seconde pour me décider de la suivre cette nuit.
VI – Capturé
Il faisait particulièrement sombre ce soir-là sur les docks. De gros nuages masquaient la lune. Une odeur de soufre s’élevait de cet endroit. Une eau glauque aux relents fétides dans laquelle flottaient des déchets de toutes sortes frappait les quais ponctuellement.
Je progressais discrètement vers l’adresse notée sur le post-it. Je tenais dans ma main gauche une lampe de poche pour éclairer mon chemin. J’éteignis ma torche en arrivant devant une allée comptant une dizaine de hangars disposés les uns en face des autres. Je pus remarquer que l’endroit qui m’intéressait était gardé ; il était étrange de n’avoir rencontré aucune activité et d’apercevoir tout d’un coup, une quinzaine de personnes autour de ce bâtiment. Il me fallait impérativement trouver une autre approche. La solution qui me semblait la plus logique était de passer par les toits afin d’accéder à celui qu’il me fallait inspecter.
Je fis aussitôt le tour du premier hangar jusqu’à ce que la chance me fît rencontrer une échelle extérieure et j’entamai mon ascension. Une fois sur le toit, je m’approchai doucement du bord pour évaluer la distance à parcourir. C’était possible, mais pas sans risque. Au moment où je tendais la tête, un garde passa juste en-dessous de moi. Je me couchai silencieusement pour éviter de donner l’alerte. Je jetai un œil par-dessus la corniche afin de voir s’il était parti. Il devait effectuer une ronde.
N’ayant pas attiré son attention, je me relevai, pris de l’élan et sautai sur le toit en face. À ma grande surprise, je réussis sans problème. Je me redressai après ma réception et me dirigeai vers une fenêtre donnant sur l’intérieur. Il y avait pas mal de lumière dans le hangar. Je pus compter une trentaine de personnes s’affairant à assembler une drôle de structure ornée de pentacles et de croix retournées. Tout ceci m’évoquait la réunion d’un culte sataniste. Un vieil homme voûté, et habillé d’une ancienne redingote semblait être le gourou de la secte. Il donnait des ordres et les fidèles s’exécutaient criant en faisant de grands gestes tandis que ses sbires s’agitaient en tous sens.
Je restai quelques minutes à observer ce qui se tramait. J’étais seul et ne pouvais rien faire. Les gens s’affairaient à l’intérieur du hangar comme si un événement important approchait. Ils attachèrent trois grandes croix en bois en hauteur sur le mur du fond. L’agitation ressemblait à des préparatifs, mais plus les choses prenaient forme et moins je comprenais. Au bout d’une vingtaine de minutes, la porte s’ouvrit. Deux personnes pénétrèrent dans la place. L’un était un squelette et l’autre était un homme d’une trentaine d’années, aux poignets liés. Le squelette captait toute mon attention. Il était coiffé d’un bonnet à grelots et portait des gants à ses mains décharnées. Si c’était un maquillage, il était époustouflant, mais je sentais que mon cerveau tentait de trouver une explication rationnelle à la découverte de ce personnage. Un frisson mêlé d'une bouffée d’angoisse monta en moi.
L’inquiétant individu détacha son prisonnier et le vieil homme se rapprocha du malheureux. Il semblait discuter sans que je puisse comprendre quoi que ce soit à leurs échanges. Mes yeux étaient rivés sur la créature squelettique. Soudain, le vieil homme plongea, d’un geste rapide et sûr, sa main dans la cage thoracique du captif. Je sursautai. L’homme semblait paralysé par la douleur. Le vieux sourit et lui arracha le cœur d’un mouvement très ample. Je fus secoué d’une violente nausée. Je me retournai et vidai l’entièreté de mon estomac. J’avais vu des centaines de cadavres, mais voir quelqu’un être exécuté de la sorte… Cette vision continuait à s’imposer à mes yeux malgré que le fait que j’étais retourné.
Ayant repris mon souffle, je me décidai à reprendre mon observation. Le vieil homme brandissait toujours le cœur devant l’assemblée comme pour un trophée ou une menace. Ensuite, il s’approcha des symboles dessinés au sol et y pressa le cœur pour projeter des giclées de sang, mais celui-ci ne toucha pas le sol ; il restait suspendu dans les airs. Le vieil homme recommença une fois, deux fois, trois fois… Le liquide rouge en lévitation commença à se rassembler et forma une sphère qui flottait à un mètre du sol. Cette dernière ondulait comme de l’eau troublée par le jet d’une pierre. Peu après, la forme s’aplatit et forma une sorte de porte à la surface lisse comme de l’eau. Les extrémités de ce portail étaient anguleuses et torturées. Le vieil homme semblait satisfait de son boulot, il s’approcha et toucha le liquide avec son doigt.
La surface se mit à vibrer. Plus le temps passait et plus les ondes s’élargissaient. La couleur rouge se mit à scintiller pour finalement dévoiler un décor enflammé, et des ombres s’animèrent en arrière-plan. On aurait dit une fenêtre menant sur un autre monde. Je sentis le vertige s’emparer de moi. Je luttais contre l’évanouissement. Ma conception de la réalité en prenait un sacré coup. Comment pourrais-je raconter tout cela à mes collègues sans qu’ils ne me prennent pour un fou ? Une part de moi tentait de rationaliser ce à quoi j’assistais, mais toute logique m’échappait.
Je repris mon observation et découvris avec stupeur que des créatures, mi-hommes mi-bêtes, traversaient ce portail et commençaient à se regrouper dans le hangar. La seule chose qui me traversa la tête était l’idée qu’ils nous envahissaient. Mon instinct me criait de m’enfuir, d’avertir quelqu’un, n’importe qui, mais que quelqu’un le sache et le transmette. Je me retournai et entrepris de quitter le toit et de me sortir de là. Mon attention était focalisée sur le fait de m’échapper sans me faire prendre. Je n’arrivais plus à me concentrer sur le monde extérieur. Dans mon esprit, il n’y avait qu’une seule idée : m’enfuir et avertir le monde.
Soudain un son étrange me surprit. Je sentis le toit vibrer comme si quelque chose atterrissait dessus. Je tournai le regard dans la direction d’où était venu le bruit, et découvris une jeune fille masquée, habillée avec un corset victorien, une jupe courte devant et longue à l’arrière qui s’était posée délicatement sur le rebord du toit. Elle dirigea son regard vers moi et me fis signe de ne pas faire de bruit. Mon cerveau n’arrivait plus à assimiler les informations, la tête me tournait et malgré toute ma volonté, je n’arrivais pas à garder mon équilibre. Je m’effondrai sur le toit alors que la vérité sur ce monde que je croyais connaître volait en éclats.
Je repris conscience par épisodes. Mes yeux se sont d’abord ouverts en entendant la jeune fille qui hurlait. Cette dernière était allongée à quelques mètres de moi. Une créature étrange l’écrasait et voulait visiblement lui faire du mal. Instinctivement, je sortis mon arme et tirai sur le monstre. Celui-ci se retourna dans ma direction. Une fumée noire s’échappait de ses narines. Son visage qui devait être humain à la base était en décomposition. Je pouvais voir tous ses muscles qui pourrissaient. Ses yeux noirs virèrent au rouge lorsqu’il me regarda. Il rugit quelque chose comme s’il s’adressait à moi. Je ressentis une violente douleur à l’arrière de ma tête et perdis à nouveau conscience.
Je me sentis empoigné et transporté, mais impossible d’ouvrir les yeux, comme si mon inconscience voulait me préserver. J’entendais la jeune fille hurler de douleur au loin ainsi que plusieurs autres voix. J’entrouvris les yeux et entendis les bribes d’une conversation.
— Il n’est pas mort, je te l’avais bien dit.
— Boh, on le videra pour le sacrifice. Il ne nous gêne pas là où il est.
— Bon, je m’en occupe, alors.
Je vis une ombre s’approcher de moi. Pas de pied ni de chaussure, juste deux sabots noirs qui claquaient au sol. L’un d’eux se leva et s’abattit sur mon crâne sans que je puisse réagir. Le coup me fit m’évanouir à nouveau.
Lorsque je repris mes esprits, j’étais suspendu à une croix. J’y étais maintenu par des cordages. Des voix s’affolaient tout autour de moi, semblables à celles d’une foule hurlant à l’unisson. En bas, tout était confus. Je distinguais des ombres qui couraient partout, elles se déchiraient et se lacéraient. Les formes étaient indéfinissables, comme si mon cerveau cherchait à me protéger en me camouflant certains éléments. J’assistais à une grande mêlée, une odeur écœurante de pourriture emplissait cet endroit. J’entendais des hommes hurler et des créatures rugir. Le sang éclaboussait tout et tous.
Mon instinct de survie reprit le pas sur l’étonnement. Je tentais de bouger les bras ou les jambes, mais j’étais trop bien ligoté. Des voix vociféraient à proximité. Je baissai les yeux et vis le squelette de tout à l’heure tenu à la gorge par un homme encapuchonné. Des traits de lumière semblables à des ailes s’échappaient du dos de ce dernier. Je ne cherchais plus de logique, j’ouvrais simplement les yeux. Il broya les vertèbres du squelette qui s’effondra en poussière au sol. Il tourna la tête dans ma direction et je m’aperçus qu’il n’avait pas de visage. Un vertige me saisit devant l’incongruité de la situation. Je perdis à nouveau conscience.
Je me réveillai libéré de mes liens et à un autre endroit. Je me relevai aussitôt pour palper mon corps afin de vérifier si je n’étais pas blessé. Je regardai tout autour de moi afin de me situer. J’étais à l’extérieur, devant le hangar. Tout était propre et net, comme si rien ne s’était passé. Je n’arrivais pas à distinguer le vrai du faux dans ce que j’avais vu. Avais-je rêvé ou avais-je réellement vécu tout ça ? Ma respiration s’accéléra, j’étais totalement perdu. Je tombai sur les genoux. Le sol était humide et froid. Le soleil se levait au loin. Il m’était impossible dire pourquoi, mais il eut un effet apaisant sur moi.
Je repris mon souffle. Petit à petit, il fallait que je dénoue tous ces événements ; une question et un raisonnement à la fois. Je me relevai en balayant l’horizon du regard, je vis un homme encapuchonné transportant le corps de la jeune fille que j’avais vue sur le toit. Elle était morte. Son corps avait été atrocement mutilé. Le spectacle était horrible. L’homme la déposa devant moi.
— Donnez-lui une sépulture décente, me supplia-t-il. S’il vous plaît…
— Mais que s’est-il passé ?
— Je vais vous montrer.
Il posa sa main sur mon front et, là, enfin, je compris…
Je suis…
Je me souviens de son nom : Harold Néman. C’était un condamné à mort. Il avait tué douze personnes de sang-froid. Il ne ressentait aucun tourment, aucun remords par rapport à ses crimes. Il souffrit d’une crise d’appendicite quelques jours avant son exécution. Techniquement, n’était-ce pas une perte d’argent que de sauver un condamné à mort ? Des tas de gens souffraient de diverses maladies graves et ne bénéficiaient pas de notre aide, mais lui, alors qu’il avait assassiné des gens, on aurait dû le sauver… Pour moi, c’était un non-sens. Je ne voyais aucune logique dans ce raisonnement. Il me fallait agir. Le jour de l’opération, je lui préparai un mélange un peu corsé. Il n’allait pas pouvoir se réveiller…
Comme c’était un condamné, on ne se posa pas trop de questions. La version officielle fut qu’on l’avait malheureusement opéré trop tard. Je me sentis grandi de cette expérience, comme si j’avais accompli un acte qui me dépassait. Une contribution à améliorer le monde dans lequel je vivais. Je ne me sentais aucunement menacé car l’enquête avait été vite classée. L’idée folle de continuer ce genre de “bonnes” actions résonnait de plus en plus fort dans ma tête. J’avais trouvé le sens de ma vie. Une façon de rendre une justice élémentaire alors que la société était retenue par des chaînes qu’elle s’était elle-même imposée.
Je demandai donc ma mutation de l’hôpital vers la prison. M’occuper des prisonniers me semblait une séduisante idée. Malgré l’étonnement de mes supérieurs qui s’attendaient à une meilleure carrière pour moi, cette nouvelle affectation fut facile à obtenir grâce à la richesse de mon curriculum vitae. Après quelques semaines, j’intégrai la prison de Natural City. J’étais dans la place, il me fallait juste grimper les échelons pour pouvoir mettre mon projet à exécution.
Il ne me fallut pas beaucoup de temps avant de devenir le chef du service. Ma carrière de justicier était enfin prête à commencer. J’avais pu passer du temps avec ces prisonniers et j’étais encore plus décidé. Ils avaient la belle vie à côté des gens qui se battaient dans la rue pour survivre. Ils avaient déjà fait leur choix en devenant des parias. J’allais intervenir…
Mon premier acte dans la prison fut très discret. Lors de la distribution des médicaments pour ceux qui en avaient besoin, je forçai un peu la dose d’un prisonnier qui avait des problèmes cardiaques. Son cœur lâcha. On ne faisait pas d’autopsie en prison. Le deuxième était diabétique. Une surdose d’insuline me semblait un bon choix. Encore une fois, pas d’autopsie. Qui se souciait finalement des prisonniers ? Ils mourraient et tout le monde s’en fichait. Un sentiment de devoir accompli s’emparait de moi. Violeurs, assassins, pédophiles… Tous méritaient de mourir, mais personne n’osait en prendre la responsabilité sauf moi.
Ma soif de justice m’aveugla malheureusement. Au bout d’une dizaine de décès, le directeur de la prison ordonna une enquête sans que j’en fusse informé. Les choses commencèrent alors à déraper. Quelqu’un fouilla mes dossiers et mes rapports médicaux. Je me sentis traqué comme une bête. Il ne fallait pas que je craque, il fallait que je reste concentré. Et je fus piégé…
J’arrêtai mes funestes activités, le temps que les choses se tassent mais, deux semaines après mon dernier acte de bravoure, un nouveau prisonnier fut incarcéré : Conrad Caringa, violeur et pédophile. Il souffrait de dépendance à l’héroïne. Voyant la liste des crimes de cet animal, je ne pouvais faire qu’une seule chose : le supprimer, or c’était un leurre… un agent de police sous couverture qui devait infiltrer un réseau de trafiquants de drogue. J’aurais dû faire plus attention. Il passait régulièrement à l’infirmerie pour prendre son substitut à l’héroïne mais, un jour, il se fit agresser et subit quelques graves blessures. C’était ma chance. Je lui injectai de l’héroïne, prétendant lui avoir prescrit un puissant analgésique. Il mourut rapidement d’une overdose. Lorsque j’appris que c’était un flic, une enquête était déjà ouverte… Je ne m’étais rendu compte de rien… Jusqu’à ce que deux officiers arrivent avec un mandat et se mettent à tout fouiller et à interroger mes subordonnés. Une catastrophe ! Je rendais justice ! Je faisais ce qu’ils étaient incapables de faire avec leurs lois défaillantes.
Il ne fallut pas longtemps avant que tout devienne clair pour eux : j’étais coupable. À mon procès, je n’ai pas essayé de me défendre, j’expliquai simplement mon point de vue. Ils n’étaient pas prêts à l’entendre ou l’accepter. J’étais fou selon eux et dangereux mais, vu que j’admettais les meurtres et que je reconnaissais mon intention de nuire, je ne pouvais pas être interné. Je fus condamné à mort. Moi ! Condamné à mort, alors que j’aurais dû recevoir une médaille ! J’aurais dû être acclamé, mais non… Je fus condamné à mort comme un vulgaire malfrat ! Le système n’était pas prêt pour le genre d’action que j’entreprenais. Ils étaient tous idiots.
Le plus long fut l’attente en prison. L’attente dans le couloir de la mort… Lorsque le jour fatidique arriva, je n’étais pas angoissé. Je suis monté sur la chaise électrique avec une immense fierté. J’étais un visionnaire et, comme tout visionnaire, je ne serais reconnu qu’après ma mort… Un prêtre était là afin de réciter son prêchi-prêcha. Je lui demandai de partir. Si Dieu existait, il était de mon côté. La chaise était froide, une quantité d’âmes était déjà passée dessus. Lorsque je m’assis, je réalisai une chose importante : je n’étais pas fait pour vivre dans ce monde.
On me sangla les poignets et les jambes. Je ne disais rien, je souriais simplement. Les gardiens me regardaient avec une certaine crainte dans les yeux. Ils étaient là pour faire respecter l’ordre, je n’allais donc pas leur faire de mal, mais ils avaient peur de ce dont j’étais capable.
Il y avait beaucoup de monde derrière les vitres pour me regarder mourir. Ils allaient être les témoins d’un départ nouveau pour la société. J’allais être étudié dans les écoles de criminologie. Mon travail allait être reconnu. Lorsqu’on me demanda mes derniers mots, je répondis simplement : j’ai fait ce que tout le monde voulait sans se l’avouer. Je suis celui qui a été capable de faire ce que tout le monde désirait ardemment. Je suis un héros.
Des picotements commencèrent à se déplacer sous ma peau. Le temps était comme ralenti. Je vis plusieurs visages derrière la vitre sourire d’un plaisir sadique. Qui était le monstre ? Moi qui tentais d’aider la société ou ceux qui restaient à observer sans réagir ? Mon sang commença à bouillonner. J’étais pris de convulsions et de spasmes. Tout ça au ralenti. Ma mort dura une éternité. Tout devint noir. J’étais assis sur cette chaise au milieu des ténèbres. Ma peau brûlait. Je hurlais, mais aucun son ne sortait de ma bouche.
Ensuite tout s’arrêta. J’ouvris les yeux. Il faisait sombre, j’étais debout devant la chaise au milieu du néant. Mes vêtements et ma peau avaient brûlé, laissant ma chair à nu. Du sang coulait inlassablement sans que j’éprouve aucune douleur. Je regardai mes mains et mes pieds. Je pouvais voir mes articulations et mes tendons. Je touchai mon visage et sentis mes muscles faciaux. Je voulus hurler, mais aucun son ne sortait de ma gorge. Au bout de quelques minutes, une voix se mit à me parler. Une voix inquiétante qui donnait l’impression d’avoir énormément vécu…
— Je t’observe depuis longtemps. Je suis assez impressionné par ton travail. Tu as du potentiel au fond de toi. Je vais t’aider à le cultiver.
Je tournai sur moi-même afin de voir quelqu’un, mais sans succès. Des images défilèrent tout autour de moi. Comme si l’endroit où je me trouvais était un écran géant. Des images de guerre, des scènes de torture. Des visions de barbarie.
— Regarde, fit la voix. Admire.
Je luttai pour ne pas regarder mais j’abandonnai rapidement. L’homme était un animal, détruisant son environnement par plaisir et non par besoin. Je vis des médecins pratiquer des expériences sur des êtres vivants. Je vis l’homme créer sa propre destruction. Je le vis faire subir des sévices pervers à ses propres congénères. Je le vis bafouer la nature qui l’entoure pour une plus grosse liasse de billets. J’eus l’impression de voir défiler ces images pendant une éternité mais, au bout du compte, j’avais la réponse à mes questions. L’être humain était une erreur. Les démons, les vrais démons n’étaient rien à côté du potentiel destructeur de l’homme.
Je compris que j’avais eu raison. Après un long moment, les images cessèrent. Tout redevint noir. Silencieux et noir. Un chemin de lumière s’alluma. J’entrepris de le suivre. Je me retrouvai face à un piédestal sur lequel étaient posés cinq seringues et trois tuyaux, à côté d’une tenue blanche et d’un masque de chirurgien.
— Veux-tu continuer ton œuvre ? entendis-je.
— Oui ! hurlai-je. Je sais que c’est ma destinée. Je sais que c’est utile.
À peine avais-je confirmé mes convictions que les seringues se plantèrent dans les doigts de ma main gauche. La douleur me fit tomber. Je criai. Les tuyaux se plantèrent dans la chair de mon bras gauche. De la peau se reforma par-dessus, faisant fusionner les tuyaux et les seringues avec l’entièreté de mon corps. La douleur était insoutenable. Je sentais mon sang bouillonner à nouveau et couler sous ma peau comme avant. Il remplit les tuyaux de mon bras, il n’était plus rouge mais vert. Je le sentais parcourir chaque centimètre carré de mon corps. J’avais l’impression d’avoir de l’acide dans les veines. J’étais en position fœtale, me tordant de douleur.
Après un long moment, je me relevai. Je n’avais plus mal, je ne ressentais plus aucune sensation désagréable. Mon bras gauche semblait avoir une nouvelle utilité.
— Prends les vêtements devant toi, dit la voix. Habille-toi et deviens ma nouvelle arme !
Je m’exécutai, enfilai la tenue. Je bougeai la main gauche et ainsi les aiguilles qui avaient remplacé mes doigts. Les réservoirs des seringues avaient pris la place de la première phalange de chacun de mes doigts. Ensuite elles se fondaient dans ma chair. Je ne suis plus un homme, je suis bien plus que cela… Je suis un demi-dieu… J’ai le pouvoir de vie ou de mort au bout de mes doigts ! Je suis l’anesthésiste…
Un goût de sang dans la bouche
Gabriel compte sur moi. Je dois être infaillible. Je dois être vigilant et sur mes gardes. J’ai six de mes jeunes frères sous mes ordres. Je les sens très nerveux. Depuis l’annonce du départ de Père, nous avons tous perdu un peu de confiance bien que Gabriel nous en redonne, mais là les choses sont différentes. Notre grand frère a confiance en nous. Je ne dois pas le décevoir, ils ne doivent pas le décevoir. Nous sommes la dernière garde. Nous sommes les défenseurs. Nous sommes les gardes du Purgatoire…
Nous patrouillons calmement. Ce long couloir bleu, dans lequel chacun de nos pas résonnent et se perd au loin. Après un long moment de marche, je m’assieds avec mes frères. Il n’y a aucun bruit, aucun mouvement. C’est comme ça que cela doit être. Quand je repense à tout ce qui s’est passé, je ne peux pas m’empêcher d’être nostalgique du temps où l’homme n’existait pas. Je peux revoir la Grande Guerre. Je peux revoir les moments de bonheur lors de notre création. Je me souviens également de mon entraînement et de la méfiance de nos aînés envers Lucifer.
Un bruit étouffé me sort de mes pensées. Je me lève d’un bond, paré à l’attaque. Mes frères réagissent avec un léger retard. La porte d’une des cellules semble bouger. Soudain une seconde porte se met à émettre du bruit. Je retourne mon regard vers l’autre porte. Celle-ci est juste en face de la première. Je sens mes muscles se crisper et s’impatienter. Toutes les portes se mettent à bouger et deviennent bruyantes. On a l’impression que les gonds vont exploser. Mes frères sont paniqués et leurs regards se dirigent vers moi. Le stress monte dans mes veines. Je sens un frisson me parcourir. Je veux maîtriser ma peur, mais je ne peux pas. Je ne peux pourtant pas faillir. Je dois tenir. Soudain, le bruit s’arrête. La surprise se lit sur mon visage. Il est impossible pour un prisonnier d’ouvrir une porte du Purgatoire. Il est impossible pour un prisonnier de s’évader seul.
Cette pensée fait germer dans mon esprit un tas de réflexions. Et si tout ça ne servait que de diversion ? Si tout ça n’était qu’un piège ? Lucifer ne peut pas gagner sans ses troupes, et ses troupes sont ici. La peur devient angoisse. Cette idée me glace le sang. Tout ça doit rester dans ma tête. Je ne dois pas en parler, ni semer le doute. En relevant les yeux, je vois que mes frères ne sont pas rassurés. Ils inspectent le couloir et les contours des portes à la recherche d’une faille. Nous devons défendre cet endroit au maximum. Si ma théorie se vérifie et que Lucifer accède au Purgatoire, les pires démons seront libres et pourront se défouler sur Terre. Cette vision commence à prendre forme dans ma tête et ronge ma concentration.
Je dois me ressaisir. Les secondes me semblent durer des heures. Chaque bruit est capable de faire vaciller mon calme. Je scrute sans relâche le moindre mouvement. Mes yeux cillent, mes mains tremblent elles aussi. L’idée continue à germer dans mon esprit. Il faut avertir Gabriel. Mais comment dois-je faire ? Abandonner mon poste, ou rester ici et laisser mes frères tomber dans le piège ? Je sens ma gorge se serrer comme dans un étau. Si cette pensée pouvait s’arrêter de creuser dans mon crâne, cela m’aiderait. Je ne sais plus si je scrute le couloir ou si mes pensées m’obsèdent trop. Je pense voir le couloir, mais je n’arrive pas à fixer mon attention.
Qu’est-ce que je dois faire ? Quelle est la bonne conduite à adopter ? Plus je me pose la question et moins j’y vois clair. Une des portes se remet à faire du bruit. Je me retourne et braque mes yeux sur elle. Elle s’agite de manière plus prononcée que la dernière fois. Je fais signe à mes frères de se plaquer contre elle pour la maintenir. Mes pensées se fracturent de plus en plus. Ce n’est pas possible, personne ne peut sortir seul de sa cellule ! Qui est-ce que j’essaye de convaincre ? Je tente de me rassurer avec des affirmations de la sorte.
Je vois mes frères absorber les coups que la porte leur inflige. Je regarde nerveusement devant et derrière moi. Je dois prévenir Gabriel. Je ne peux pas rester ainsi. Nous pouvons éviter un massacre. Je fais signe à mes frères de garder leur position et je cours. Il faut que j’ouvre un portail et que j’aille tout expliquer à Gabriel. Il connaît sûrement la solution à cette situation. J’arrive précipitamment vers une sortie. Je l’ouvre.
En baissant les yeux, je vois des chaussures. En relevant la tête, je me retrouve face à plusieurs démons. Tout devient clair. Tout est de ma faute. J’aurais dû tenir ma position. Je suis le coupable. C’est à cause de ma faiblesse que les démons sont ici. Ils ont réussi à provoquer cette situation et moi, je suis tombé dans leur piège. Je suis un jouet entre leurs mains. Mon angoisse fait rapidement place à la culpabilité. Je ferme les yeux. Je sens une douleur prendre naissance dans mon ventre et se propager à mon corps tout entier. J’ai mal. Je tombe par terre. J’ai déçu Gabriel. Je pense pouvoir me récupérer sur mes genoux, mais je tombe allongé sur le sol.
J’ouvre les yeux. Mes frères se battent contre les démons, mais en vain. Ils sont trop nombreux. Plusieurs d’entre eux ouvrent les cellules. Les prisonniers sortent. Tout ça semble se passer au ralenti devant moi. Je vois les visages de mes frères se couvrir de sang. J’ai échoué. La douleur disparaît pour laisser place au froid. Mon corps s’engourdit. Je ferme les yeux à nouveau. Mes oreilles entendent toujours des conversations. Lucifer a besoin de renforts. Sans eux, il perd la guerre et ne peut pas lancer l’Apocalypse. Je réalise que la victoire va finalement changer de camp. J’essaye de rouvrir les yeux, mais sans succès. Je suis fatigué. Vraiment fatigué.
Je me bats pour ouvrir les yeux. Je vois Gabriel. Il se précipite vers moi. Je n’arrive plus à bouger un seul membre. En voulant bouger, la douleur se réveille. Je n’ai qu’une idée en tête, tout lui dire pour qu’il me pardonne. Il m’aide à me redresser. J’essaie de parler, mais il y a quelque chose qui m’en empêche. J’ai… un goût de sang dans la bouche…
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